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Full text of "Le rapport secret sur le Congrès de Berlin"

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LE    RAPPORT    SECRET 

DE 

KARATHÉODORY  PACHA 


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BERTRAND   BAREILLES 


LE 

RAPPORT  SECRET 

SUR  LE 

Congrès  de  Berlin 

ADRESSÉ  A  LA  S.  PORTE 

PAR 

KARATHÉODORY  PACHA 

PREMIER    PLÉNIPOTENTIAIRE    OTTOMAN 


EDITIONS    BOSSARD 


/i3,  RUE  MADAME,  43 
PARIS 


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Copyright  by  Bertrand  Bareillès,  1919. 


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LA  DIPLOMATIE  TURCO-PHANARIOTE 


UN  simple  hasard  m'a  permis  de  prendre  copie 
sur  le  texte  original  d'un  rapport  secret  adressé 
à  la  Porte  par  Carathéodory  pacha  qui  prit  part, 
en  1878,  comme  plénipotentiaire  ottoman,  aux  con- 
férences du  Congrès  de  Berlin.  La  brève  analyse 
que  j'en  ai  donné  dans  mon  ouvrage  :  Les  Turcs,  a 
éveillé  une  si  vive  curiosité  que  je  crois  devoir, 
pour  la  satisfaire  pleinement,  en  publier  le  texte 
complet.  Des  publicistes  autorisés  l'ont  déclaré  d'un 
intérêt  capital.  Il  joint  aussi  incontestablement  celui 
de  l'opportunité  ;  caries  faits  qu'il  met  en  pleine  lu- 
mière ont  été,  par  leurs  conséquences,  les  plus  impor- 
tants de  l'histoire  de  la  seconde  moitié  du  siècle 
dernier.  Tous  les  événements  politiques  survenus 
depuis  et  qui  sont  à  l'origine  du  grand  cataclysme 


6     RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

européen  s'y  rattachent  intimement,  découlant  tous 
de  l'œuvre  néfaste  accomplie  au  Congrès  de  Berlin 
que  présida  l'autoritaire  chancelier  de  fer.  On  verra, 
dans  ces  pages  écrites  sous  l'impression  de  souve- 
nirs encore  frais,  de  quelle  façon  le  représentant  de 
la  nouvelle  Allemagne,  issue  des  traités  de  Prague 
et  de  Francfort,  sut  asservir  le  monde  civilisé  à 
ses  intrigues  et  à  ses  desseins. 

Carathéodory  pacha,  Grec  de  naissance  et  de  reli- 
gion, dut  l'honneur  d'y  représenter  la  Turquie  à 
ses  capacités  et  aussi  à  la  circonstance  qu'il  occupait 
alors  le  poste  d'ambassadeur  à  Londres.  On  peut  dire 
de  lui  qu'il  fut  le  dernier  diplomate  raya  qui  aura 
mis  son  savoir  au  service  de  la  politique  ottomane, 
et  le  dernier  représentant  d'une  tradition  vieille  de 
deux  siècles  (1).  Jusqu'aux  premiersjoursde  laRévo- 


(^)  La  Porte  n'avait  pas  été  heureuse  dans  le  choix 
do  ses  plénipotentiaires.  Tandis  qu'elle  aurait  dû  faire 
défendre  sa  cause  par  des  Ottomans  de  grande  enver- 
gure, elle  l'avait  remise  à  des  agents  de  second  ordre 
et  qui,  de  plus,  pour  des  raisons  diverses,  ne  pouvaient 
obtenir  l'influence  au  Congrès.  L'un,  Carathéodory,  chef 
de  la  mission,  était  Hellène  de  race  et  de  religion, 
l'autre  Méhémet  Ali  Prussien  d'origine  et  renégat  ; 
le  troisième,  Sadoullah,  insignifiant.  Il  y  avait  là,  et 
nous  le  savions  tous,  un  calcul  singulier  de  psychologie 
turque  :  on  avait  éprouvé  à  Constantinople  la  plus 
vive  répugnance  à  compromettre  un  grand  personnage 
de  rislam  dans  une  négociation  qui,   tout  en  atténuant 


DIPLOMATIE      T UR CO - PH AN AR I O T E         7 

lution  grecque,  en  1821,  la  Porte  employait  des  Pha- 
nariotes  dans  ses  rapports  diplomatiques  avec  les 
ambassadeurs  des  nations  européennes.  Le  Phanar 
est  un  quartier  de  Stamboul,  baigné  par  la  Corne- 
d'Or,  et  entièrement  peuplé  de  Grecs,  de  prêtres  et 
de  moines.  C'est  au  Phanar  que  le  patriarche  œcu- 
ménique et  son  synode  établirent  leur  résidence,  après 
qu'ils  eurent  été  successivement  chassés  du  voisinage 
de  Sainte-Sophie,  la  Grande  Église,  et  du  quartier 
des  Saints- Apôtres,  dont  les  églises  furent  conver- 
ties en  mosquées.  Les  Phanariotes  appelés  au  ser- 
vice ottoman  prenaient  le  titre  de  Divan  Terdjûmani 
dont  nous  avons  fait  drogman.  Ils  en  étaient  les 
interprètes,  les  secrétaires  et  les  conseillers.  On  comp- 


Ics  clauses  de  San-Stefano,  consacrerait,  une  fois  de 
plus,  des  empiétements  sur  les  domaines  et  sur  la  souve- 
raineté du  Sultan.  On  préférait  donc  laisser  la  respon- 
sabilité à  un  raya,  en  se  flattant  qne  les  cours  chré- 
tiennes prendraient  cette  nomination  comme  un  acte 
de  déférence.  Or,  rien  n'était  plus  loin  de  leur  pensée. 
Elles  n'ignoraient  pas  qu'à  Stamboul  un  chrétien  n'a 
jamais  qu'une  position  subalterne,  et  que  la  direction 
réelle  des  affaires  n'appartient  qu'aux  musulmans.  Ca- 
rathéodory,  dont  nul  ne  méconnaissait  assurément  la 
haute  intelligence,  le  loyal  caractère,  l'instruction  très 
étendue  et  les  mérites  de  diplomate  et  d'écrivain,  n'en 
était  pas  moins  un  ministre  transitoire  et  un  pacha 
de  circonstance,  et,  comme  tel,  malgré  ses  rares  talents 
et  ses  laborieux  efforts,  demeurait  sans  action  sur  la 
haute  Assemblée  (Comte  Charles  de  Mouy,  ambassa- 
deur de  France.  Plon-Nourrit,  1909.) 


8     RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

tait  aussi  un  drogman  de  la  flotte,  mais  ce  dernier 
emploi  n'était  que  l'étape  obligatoire  qui  acheminait 
le  titulaire  au  grand  drogmanat.  Parmi  eux  étaient 
pris,  depuis  qu'avaient  été  mis  à  mort,  au  château 
des  Sept-Tours,  les  derniers  survivants  de  la  dy- 
nastie nationale  des  Brancovan,  les  hospodars  de 
Valachie  et  de  Moldavie.  Le  drogman  du  Divan 
relevait  d'un  dignitaire,  le  Réis-Effendi,  chargé 
spécialement  des  affaires  des  Européens  et  qui 
n'était  lui-même  qu'un  domestique  du  grand  vizir. 
La  vieille  administration  turque  n'était  qu'une  hié- 
rarchie d'esclaves  et  de  domestiques. 

Le  drogman  phanariote  servait  d'intermédiaire 
entre  la  Porte  et  les  représentants  de  la  chrétienté  ou, 
pour  mieux  dire,  entre  le  monde  occidental  et  la 
mystérieuse  Turquie,  alors  plus  fermée  qu'elle  ne 
l'a  été  de  nos  jours.  Le  Turc  se  faisait  une  loi  d'igno- 
rer la  chrétienté  et  il  ne  pensait  point  qu'il  lui  fût 
utile  d'établir  des  rapports  avec  une  humanité  qu'il 
méprisait.  Il  n'y  entretenait  aucun  ambassadeur,  et, 
en  temps  de  guerre,  il  incarcérait  au  château  des 
Sept-Tours  ceux  qu'il  tolérait  chez  lui.  Le  Turc 
n'avait  en  Europe  aucun  intérêt  à  ménager,  ni  com- 
merce, ni  nationaux  à  protéger.  L'Europe,  c'était  la 
terre  de  l'Infidélité,  le  Dar-ul-Harp  où  il  n'allait 
que  pour  y  porter  ses   armes.  Telle   était  la  force 


DIPLOMATIE      TURCO - P H AN AR I O T E        9 

des  préjugés  qu'il  ne  pouvait,  sans  encourir  l'ana- 
thème,  entretenir  avec  Vinfidèle  aucune  espèce  de 
relation,  à  moins  qu'il  ne  fût  sujet  raya,  c'est-à-dire 
esclave.  Pour  savoir  à  quel  degré  d'abaissement 
était  réduit  ce  dernier,  il  suffit  de  dire  que  le 
sou-bachi,  commis  à  sa  surveillance,  ne  prenait  rang 
qu'après  tous  les  autres  agents  de  l'administration, 
et  à  tel  point  ses  fonctions  étaient  méprisées  qu'il 
les  considérait  lui-même  comme  une  disgrâce.  C'est 
donc  pour  ne  pas  compromettre  la  dignité  de  son 
turban  que  le  Reis-effendi  se  servait  d'un  chrétien, 
dans  ses  relations  avec  les  Européens,  outre  que  son 
ignorance  le  lui  rendait  indispensable.  La  classe 
élevée  ne  se  distinguait,  en  ce  temps-là,  que  par  une 
connaissance  plus  ou  moins  approfondie  des  lois 
sacrées.  Les  lettrés  apprenaient  un  peu  de  persan, 
les  ulémas  un  peu  d'arabe,  mais  s'interdisaient 
toute  notion  de  science  pratique.  Si  bien  qu'en 
1770  les  membres  du  Divan  refusaient  de  croire 
que  des  navires  russes  de  la  Baltique  avaient 
pénétré  dans  la  Méditerranée  qu'ils  appellent 
mer  Blanche.  Mais,  lorsqu'ils  apprirent  que  leur^ 
flotte,  surprise  à  Tchechmé,  avait  été  brûlée  par 
l'amiral  Orloff,  ils  portèrent  aux  nues  l'art  divina- 
toire de  l'ambassadeur  français  qui  les  avait  inutile- 
ment prévenus.  Vers  ce  temps-là  le  représentant  de 


lO    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Moustafa  III  se  présentait  aux  conférences  de  Fock- 
chani  avec  une  traduction  de  l'Évangile,  croyant  que 
ce  livre  renfermait  toute  la  science  des  Européens, 
par  analogie  avec  le  Coran  qui  est  la  règle  suprême 
du  Musulman. 

Le  Drogmanat,  en  tant  qu'institution  officielle, 
remonte  au  xvii^  siècle.  Le  premier  drogman  fut 
Panayot  Nikoussios,  fils  d'un  pelletier  originaire  de 
l'île  de  Chio.  Son  père  lui  fit  donner  une  éducation 
soignée  pour  l'époque.  A  Padoue,  il  apprit  le  latin, 
l'italien,  la  philosophie,  les  mathématiques  et  l'as- 
tronomie. Au  Phanar,  le  grec,  le  persan,  l'arabe  et 
le  turc.  Il  entra  d'abord  au  service  de  l 'internonce 
apostolique  en  qualité  d'interprète  ;  puis,  s 'étant 
insinué  dans  les  bonnes  grâces  du  grand  vizir  Meh- 
med  Kupruli,  il  lui  dit  un  jour  combien  les 
Turcs  étaient  imprudents  de  s'en  rapporter  aux 
étrangers  du  soin  de  traduire  les  pièces  qui  les 
concernaient.  Cet  avis  ayant  été  goûté,  le  grand 
vizir  l'appela  aussitôt  au  service  du  Divan.  Dans 
ce  nouvel  emploi,  Panayot  fit  preuve  non  seule- 
ment de  talent,  mais  d'un  dévouement  absolu  aux 
intérêts  qui  lui  étaient  confiés.  Il  contribua,  par  ses 
conseils,  à  raffermir  la  domination  du  Croissant  dans 
la  mer  Egée  par  l'annexion  de  l'île  de  Crète  et  la 
ruine  de  l'influence  italienne  dans  la  Méditerranée. 


DIPLOMATIE      T  U  R  C  O  -  PH  AN  AR  I  O  T  E      II 

Ce  succès  lui  valut  le  titre  de  Divan  Tetdjifnan,  ce 
qui  faisait  de  lui  une  façon  de  ministre  des  Affaires 
étrangères.  Les  quelques  améliorations  que  les 
Kuprulis  venaient  tout  récemment  d'apporter  au 
régime  atroce  des  rayas  avaient  préparé  les  esprits  à 
cette  innovation  introduite  dans  le  rouage  adminis- 
tratif. Au  fond,  ce  n'était  là  qu'un  retour  à  une  tra- 
dition qui  remontait  à  l'origine  de  la  dynastie  où 
tous  les  emplois  de  la  plume  étaient  abandonnés  aux 
chrétiens.  Moustafa  Kupruli  avait  édicté  un  Nizam^ 
Djedid  qui  enjoignait  aux  gouverneurs  des  pro- 
vinces de  ne  prélever  sur  les  sujets  rayas  que  le  seul 
impôt  de  capitation.  Il  abolissait  la  loi  du  Devchurmé, 
par  laquelle  chaque  famille  chrétienne  était  tenue 
de  céder  au  sultan  un  enfant  mâle  sur  trois  pour  être 
incorporé  dans  le  corps  des  janissaires.  Le  quartier 
du  Phanar  bénéficia  particulièrement  de  ces  heu- 
reuses dispositions.  A  cette  époque,  le  Grec  n'était 
pas  moins  ignorant  que  le  Turc  dont  il  ne  se  distin- 
guait que  par  la  couleur  du  vêtement  et  par  les  stig- 
mates d'un  abaissement  qui  lui  enlevaient  toute  per- 
sonnalité. La  perspective  qui  désormais  s'offrait  â 
son  ambition  d'arriver  aux  honneurs  du  drogmanat 
le  disposa  à  apprendre  les  langues  européennes, 
l'italien  d'abord,  alors  seul  en  usage  dans  les  chan- 
celleries du   Levant,  puis  le  français.  Il  joignait  à 


12   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

une  connaissance  suffisante  des  affaires  de  l'Occi- 
dent, celle  qu'il  avait  des  mœurs  locales  et  des  in- 
trigues du  sérail.  Les  Mavrocordato,  les  Soutzo, 
les  Mourouzi  parlaient  facilement  plusieurs  lan- 
gues et  étaient  versés  dans  la  littérature  orientale. 
Dans  ce  poste,  ils  ne  rendaient  pas  que  des  ser- 
vices à  leurs  maîtres,  mais  aux  étrangers  qui  eurent 
occasion  de  se  louer  de  leurs  bonnes  dispositions. 
«  Habitués  dès  leur  enfance  avec  les  Turcs,  con- 
naissant leur  langue  et  leurs  préjugés,  il  était 
rare,  écrit  Fontanier,  que  les  drogmans  ne  fissent 
adopter  les  mesures  qu'ils  proposaient.  »  C'est  vers 
le  drogmanat  que  gravitaient  les  ambitions  du  Pha- 
nar,  c'est  sur  le  crédit  du  Grand  Drogman  que  s'ap- 
puyait la  politique  du  patriarche  œcuménique.  «  Le 
Grec  au  service  turc,  écrit  l'historien  Papparigo- 
poulo,  fut  parfois  utile  à  la  nation,  mais  seulement 
dans  les  circonstances  où  ses  intérêts  s'accor- 
daient avec  ceux  de  la  Porte.  »  Il  aurait  pu  ajouter  — 
et  la  remarque  a  déjà  été  faite  —  qu'il  fut  l'un  des 
plus  actifs  instruments  de  tyrannie  entre  les  mains 
de  ses  maîtres.  Ajoutons  cependant  que  c'est  au 
Phanariote  et  à  sa  culture  que  le  Grec  moderne 
doit  d'avoir  pris  conscience  de  lui-même.  C'est  par 
le  Phanariote  qu'il  a  connu  la  science  et  les  usages 
de  l'Occident.  La  première  société  athénienne  po- 


DIPLOMATIE      TU  R  C  O  -  P  H  AN  AR  I  O  T  Ë      I3 

licée  se  compossit  de  familles  venues  de  Cons- 
tantinople,  de  Bucharest,  de  Marseille,  de  Li- 
vourne,  de  Manchester  et  d'Odessa. 

Ses  fonctions,  le  drogman  les  exploitait  au  mieux 
de  ses  intérêts,  comme  bien  on  pense.  Tel  était 
d'ailleurs  l'usage  dans  ce  pays  où  les  employés  de 
tous  grades  achetaient  leurs  emplois  et  n'arrivaient 
à  s'y  maintenir  qu'en  distribuant  force  présents. 
Toutes  les  charges  des  pachaliks  se  vendaient  au 
plus  offrant.  Le  sultan  vivait  lui-même  des  cadeaux 
qu'il  recevait.  Les  profits  attachés  à  sa  dignité  per- 
mettaient au  Phanariote  de  mener  dans  son  Yali  du 
Bosphore  la  fastueuse  existence  d'un  patricien  du 
Bas-Empire.  Il  y  vivait  avec  son  épouse,  la  Desptna, 
entouré  d'esclaves  et  d'adulateurs.  Son  titre  de  bey 
lui  donnait  le  droit,  hautement  apprécié,  de  porter 
des  babouches  jaunes  et  un  turban  de  cachemire 
à  la  tête.  Lui  seul,  parmi  les  rayas ^  jouissait 
du  privilège  de  traverser  les  rues  de  Stamboul 
à  cheval,  suivi  de  quatre  tchoadars  coiffés 
d'énormes  bonnets  fourrés.  Le  moment  venu,  il  em- 
pruntait aux  Sarafs  de  Galata  la  somme  nécessaire 
pour  acheter  le  droit  de  gouverner  les  provinces 
danubiennes  sous  le  titre  de  Hospodar,  Il  ne  les  gou- 
vernait jamais  bien  longtemps,  deux  ou  trois  ans 
au  plus  ;  car  l'un  des  Hospodars  s 'étant  avisé  d'aug- 


14   RAPPORT   CARATHéODORY   PACHA 

menter,  à  son  avènement,  le  tribut  payé  à  la  Porte, 
les  Turcs  imaginèrent  de  les  changer  le  plus  fré- 
quemment possible,  afin  de  multiplier  les  occasions 
d'accroître  leurs  revenus. 

Ils  rédigeaient  les  pièces  diplomatiques  destinées 
aux  cabinets  européens  en  les  adaptant  à  leur  esprit, 
en  parlant  le  langage  qu'ils  entendaient.  Au  courant 
de  leur  politique,  de  leurs  préjugés,  de  leurs  goûts, 
ils  présentaient  invariablement  les  choses  d'une 
manière  satisfaisante.  Le  Levantin  se  distingue 
par  son  aptitude  spéciale  à  deviner  le  caractère 
des  personnes  auxquelles  il  a  affaire.  Souple  et  pé- 
nétrant par  atavique  nécessité  et  par  cet  instinct  qu'il 
partage  avec  l'animal  faible  et  traqué  qui  le  porte  à 
opposer  la  ruse  à  la  force,  il  s'adapte  sans  effort  aux 
circonstances  les  plus  diverses.  Ces  manifestations 
protocolaires  n'ont  pas  peu  contribué  à  rendre  sup- 
portables les  rapports  de  l'Occident  avec  la  Turquie. 
C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  Machiavel  que  «  pour  ap- 
prendre la  politique  il  faut  vivre  à  Constantinople  ». 
Seul  le  drogman  portait  la  parole  au  nom  du 
gouvernement  qu'il  représentait,  et  les  agents  di- 
plomatiques ne  voyaient  que  lui.  Si  subtil  fut  leur 
savoir-faire,  si  efficaces  furent  les  moyens  em- 
ployés, toujours  les  mêmes,  que  l'Empire  otto- 
man   put,   sans    dégâts  ni   dommages,  traverser  la 


DIPLOMATIE      TURC  O  -  P  H  AN  AR  I  O  T  E      15 

tempête  qui  bouleversa  l'Europe  au  début  du 
xix^  siècle  et  dans  laquelle,  plus  d'une  fois,  faillit 
sombrer  sa  fortune. 

Depuis  Catherine  II  l'opinion  européenne  s'était 
habituée  à  l'idée  d'une  solution  radicale  de  la  ques- 
tion d'Orient  par  l'expulsion  des  Turcs  en  Asie.  Elle 
était  conseillée,  souhaitée  par  tout  ce  que  le  corps 
consulaire  frarf^is  comptait  alors  d'hommes  éclairés 
et  expérimentés.  Les  consuls  Félix  Beaujour,  Guys 
et  Fontanier  ont  écrit  sur  ce  thème  passionnant  des 
pages  définitives.  En  attendant  que  fût  érigé  en 
dogme  le  prihcipe  de  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman, 
la  diplomatie  du  Divan  manœuvra  de  si  habile  façon 
qu'elle  déjoua  tour  à  tour  les  plans  de  la  Russie  qui 
aurait  bien  voulu  établir  son  hégémonie  sur  l'Orient  ; 
ceux  de  la  France  et  de  l'Angleterre  qui  se  dispu- 
taient une  influence  toujours  précaire.  Très  habile- 
ment, la  Porte  sut  les  opposer  entre  elles,  tantôt 
penchant  pour  l'une,  tantôt  pour  l'autre,  suivant 
les  besoins  du  moment.  Pour  contrecarrer  l'in- 
fluence française,  la  Russie  et  l'Angleterre  ne  ces- 
saient de  la  harceler  d'offres  et  de  demandes.  La 
Porte  acceptait  tout,  promettait  beaucoup,  mais  ne 
se  livrait  jamais.  Plus  effrayés  que  flattés  par  cet 
empressement,  les  membres  du  Divan  se  défiaient 
du  monde  chrétien  en  général,  en  qui    leurs  pré- 


l6    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

jugés  ne  laissaient  voir  qu'un  ennemi  de  leur 
foi.  Le  monde  chrétien,  ils  ne  le  voyaient  qu'à 
travers  les  hallucinations  d'un  fanatisme  aveugle 
qu'exaspérait  le  sentiment  encore  confus  des  dan- 
gers que  le  voisinage  d'une  Europe  entreprenante 
faisait  courir  à  leur  pays.  Cet  état  d'esprit  a,  de 
tout  temps,  dirigé  leurs  actes,  en  dépit  des 
apparences,  et  l'on  peut  affirmer  avec  assu- 
rance qu'à  aucun  moment  de  sa  curieuse  histoire, 
nulle  puissance  n'a  pu  se  flatter  d'avoir  joui  d'un 
crédit  complet  dans  ses  conseils.  La  /Turquie  n'a 
jamais  cédé  qu'aux  suggestions  qui  étaient  ou  con- 
formes à  ce  qu'elle  croyait  son  intérêt  ou  à  ses  vues 
particulières. 

Aussi  vit-on  cette  chose  inouïe  que,  tandis  que 
s'écroulaient  la  Pologne  en  1772,  la  Prusse  en  1806, 
puis  le  grandiose  édifice  napoléonien,  l'Empire  des 
Osmanlis,  qui  n'était,  somme  toute,  qu'un  organisme 
asiatique  fondé  sur  l'esclavage  du  chrétien,  un  foyer 
d'anarchie  et  d'oppression,  sut  résister,  non 
seulement  à  tous  les  assauts,  mais  se  servir  bientôt 
de  ces  mêmes  puissances  qui  avaient  escompté  sa 
dissolution,  qu'elles  croyaient  prochaine,  pour  con- 
solider son  pouvoir  théocratique  «  sur  les  deux 
continents  et  les  deux  mers  ». 

Les  services  rendus  à  la  Porte  par  la  politique  du 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      17 

Phanar  purent  être  appréciés  à  leur  juste  valeur,  au 
cours  de  la  Révolution  grecque.  Soupçonnés  d'avoir 
par  leurs  intrigues  favorisé  ce  mouvement,  les  no- 
tables Phanariotes  furent  les  uns  décapités,  les  autres 
exilés  ou  mis  à  l'écart.  Mais,  du  même  coup,  les 
Turcs  se  virent  privés  de  leurs  conseillers  ordinaires 
et,  faute  d'expérience  et  de  savoir,  ils  accumulèrent 
bévues  sur  maladresses.  Le  spectacle  fut  pittoresque 
de  voir  ces  dignitaires  enturbannés  et  encore  bar- 
bares aux  prises  avec  les  représentants  des  Puis- 
sances. La  courageuse  résistance  des  Grecs  ayant 
fini  par  gagner  les  sympathies  de  l'Europe,  en 
juillet  1827,  un  traité  était  signé  à  Londres,  par  le- 
quel la  France,  l'Angleterre  et  la  Russie  s'enga- 
geaient à  imposer  au  Divan  leur  médiation  et  la  ces- 
sation des  hostilités.  Surpris  de  cette  intervention,  à 
laquelle  aucun  précédent  ne  les  avait  encore  accou- 
tumés, ils  se  répandaient  en  invectives  et  en  mots  de 
colère.  Aux  sollicitations  qui  lui  étaient  adressées  de 
faire  des  concessions  aux  rebelles,  le  Réis-effendi 
répondait  :  «  Que  vous  importent  nos  rayas  ?  De 
quoi  vous  mêlez-vous  ?  Vous  les  défendez'  parce 
qu'ils  sont  des  Ghiaours  comme  vous.  »  Aux  notes 
de  l'ambassadeur,  il  opposait  une  fin  de  non-recevoir 
basée  sur  la  loi  de  Chéri.  «  Votre  intervention,  fai- 
sait-il observer,  ressemble  à  l'immixtion  d'un  étran- 

Ijaheilles  2 


l8   «APPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

ger  dans  les  affaires  d'un  hatem  turc^  immixtion  que 
notre  loi  sacrée  ne  permet  point.  Lee  chrétiens  ont 
des  mstitutions  qu'ils  peuvent  modifier  à  leur  gré, 
tandis  que  celles  de  l'État  sublimé  sont  sacrées  et 
immuables.  »  Ce  dignitaire  de  la  Poite,  en  cefe 
quelques  mots,  entrait  pour  une  fois  dans  le 
cœur  de  la  question.  Ce  fut  l'un  des  rares  cas  où 
l'on  vit  un  diplomate  turc  dire  toute  sa  pensée. 
Mais  c'était  là  un  Turc  de  la  vieille  Turquie,  d'une 
Turquie  encore  naïvement  imbue  du  sentiment 
d'une  supériorité  surnaturelle.  Un  jour,  l'ambassa- 
deur Guilleminot  lui  envoyait  une  note  par  son 
drogman.  Lorsqu'il  se  fut  enquis  du  contenu  de  la 
pièce,  il  déclara  qu'il  ne  voulait  pas  la  recevoir.  Le 
drogman  insistant  et  le  Turc  s 'obstinant,  il  la  dé- 
posa sur  le  Divan  en  disant  qu'il  était  libre  d'y  faire 
telle  réponse  qu'il  voudrait.  Mais  à  peine  aVait-il 
passé  la  porte  qu'un  valet  du  Réis-efïendi  se  pré- 
sentait chez  lui  et  jetait  le  papier  dans  le  vestibule, 
puis  e'enfuyait  à  toutes  jambes. 

Le  foudroyant  et  imprévu  avertissement  de  Na- 
varin les  rappela  au  sentiment  des  réalités.  Les 
graves  dignitaires  de  la  Porte  durent  se  mettre  à 
l'école  du  Phanar.  On  doit  reconnaître  qu'ils  y  firent, 
en  peu  de  temps,  d'étonnants  progrès.  Ils  eurent 
vite  fait  de  s'assimiler  les  triics  et  les  ficelles  d'Uti 


i 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      I9 

métier  dédaigné  jusqu'alors  et  qu'ils  n'âvaiefit  ja- 
mais eu  occasion  d'exercer  qu'entre  eux  et  dans 
leurs  affaires  privées.  Les  qualités  de  riise  et  de 
finesse,  qui  sont  dans  leur  manière,  ils  les  perfec- 
tionnèrent par  un  exercice  quotidien,  et  par  tout 
ce  que  l'instinct  de  conservation  pouvait  y  ajouter 
de  subtilité,  en  raison  de  la  nécessité  où  Ils 
étaient  de  conjurer  par  la  diplomatie  les  ennuis 
d'une  insolente  immixtion  que  ne  justifiait  que 
trop  l'état  d'anarchie  du  pays  ottomati.  Ils  usèrent 
à  jet  continu  de  l'équivoque  et  de  la  mystifica- 
tion ;  gagner  du  temps  fut  aussi  leur  grand  art 
et  les  moyens  dilatoires  n'eurent  pas  de  secret  pour 
eux.  Ils  prirent  surtout  un  malin  plaisir  à  abuser  de 
l'ignorance  de  l'étranger,  car,  si  paradoxal  que  cela 
puisse  paraître,  l'Oriental  connaît  mieux  les  Eu- 
ropéens   que  ceux-ci  ne  connaissent  l'Oriental. 

L'auteur  de  cette  évolution  fut  le  fameux  Réschid 
pacha.  En  1832,  il  remplissait  les  fonctions  de  Ré- 
férendaire à  la  Porte  où  il  s'était  fait  remarquer  par 
une  grande  souplesse  d'esprit  et  la  connaissance  de 
la  langue  française.  A  ce  moment,  la  Turquie  traver- 
sait une  crise  mortelle.  A  la  Révolution  grecque  avait 
succédé  la  révolte  du  Vali  d'Egypte,  le  géniallMeh- 
med  Ali  pach^,  ci-devant  marchand  de  tabac  à  Ca- 
valla.  En  1824, 1®  sultan  Mahmoud  avait  dû  lui  céder 


20    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

le  vilayet  de  Morée,  à  condition  qu'il  se  chargerait 
de  réduire  les  Grecs.  Ce  fait  devait  entraîner  des 
conséquences  très  importantes  et  influer  sur  les  des- 
tinées de  ces  deux  hommes.  En  1834,  Réschid  était 
envoyé  en  mission  extraordinaire  pour  implorer  l'as- 
sistance de  la  France  et  de  l'Angleterre  contre  le 
redoutable  vassal  qui  réclamait  des  compensations 
en  Syrie  pour  la  perte  de  la  Morée  arrachée  aux 
Turcs.  A  son  retour,  le  sultan  lui  confiait  le  minis- 
tère des  Affaires  étrangères.  L'année  1839  ^^^  mar- 
quée par  deux  événements  décisifs  :  la  mort  de 
Mahmoud  succombant  au  poison  et  l'écrasement  de 
son  armée  par  les  Égyptiens  d'Ibrahim  pacha  qui 
venaient  de  franchir  le  Taurus.  De  surcroît,  Khos- 
rew  pacha  lui  livrait  les  quelques  navires  de  la  flotte 
échappés  au  désastre  de  Navarin.  C'était  le  coup  de 
grâce.  A  la  Turquie,  battue  et  désemparée,  il  ne 
restait  plus  ni  une  armée,  ni  un  soldat,  ni  un  géné- 
ral, ni  une  piastre  dans  ses  caisses  ;  mais  il  lui 
restait  Réschid  pacha  et  sa  diplomatie.  Il  manœuvra 
avec  un  art  consommé.  Avouons  pourtant  que  ceux 
qui  se  laissèrent  manœuvrer  y  mirent  quelque  com- 
plaisance. On  sait  qu'il  puisait  ses  inspirations  auprès 
de  Palmérston  et  de  Canning  avec  qui  il  avait  noué 
des  relations  d'amitié  pendant  son  séjour  à  Londres. 
Inaugurant  le  système  des  réformes,  il  fit  proclamer 


DIPLOMATIE      TURCO  -  P  H  AN  AR  I  O  T  E      21 

le  Hatt-i-cherif  par  quoi  devait  s'ouvrir  une  ère  de 
justice  et  d'égalité  dans  une  Turquie  assagie  et  régé- 
nérée. En  réalité,  le  Hatt  de  Réschid  pacha  laissait 
debout  toutes  les  vieilles  institutions,  et  n'exprimait 
que  la  simple  promesse  de  mettre  fin  aux   exactions 
et   aux  confiscations  des  agents  de   l'autorité,    ainsi 
qu'au  droit  de  basse  et  haute  justice  des  Valis.  Assu- 
rément,  c'était  beaucoup,   mais   la   réforme   n'avait 
qu'une   portée   administrative,  sans    plus.  «  Désor- 
mais —  lisait-on  dans  ce  document  —  la  cause  de 
tout  prévenu  sera    jugée  publiquement,  conformé- 
ment à  notre  loi  divine,  et,  tant    qu'un    jugement 
régulier  ne  sera  point  intervenu,  nul  ne  pourra  se- 
crètement ou  publiquement  faire  périr    une    autre 
personne  par  le  poison  ou  par  tout  autre  supplice.  » 
Sa    Hautesse    annonçait    aussi    qu'  «  une    loi  sera 
portée  contre  le  trafic  des  faveurs  (Richvet)  que  la 
loi    divine    réprouve    et     qui  est  une  des     causes 
principales  de  la  ruine     de  l'Empire  ».  A  cet  aveu 
officiel  d'immoralité    publique,  le  Hatt  ajoutait  une 
conclusion  où  se  révèle  le  sens  réel    des    réformes 
promises.  «  Comme  elles   n'ont  pour    but  que    de 
faire  fleurir  la    religion,  nous  prenons  l'engagement 
de  nous  abstenir  de  toute  action  qui  y    contrevien- 
drait. En   gage    de   notre    promesse,    nous    ordon- 
nons que  le  Hatt  soit  déposé  dans  le  Sanctuaire  qui 


22   RAPPORT   CARATHÉODORY  PACHA 

renferme  le  manteau  du  f^rophète  où,  invoquant  le 
nom  d'Allah,  nous  prêterons  serment  en  même 
temps  que  les  ulémas  et  les  ayans  de  l'Empire.  » 

Telle  était  la  portée  spéciale  de  ce  document  dont 
l'apparition  fut  alors  saluée  en  Europe  comme 
l'aurore  d'un  jour  nouveau.  L'erreur  ét^it  due  à  une 
fau^e  interprétation  du  texte,  dont  la  clarté  ne 
laissait  pourtant  rien  à  désirer,  niais  aussi  à  ce  fait 
qu'on  l'avait  décoré  du  nom  de  Charte.  Ce  mot 
magique  devait  produire  un  tel  effet  sur  l'opinion 
anglaise,  que,  l'année  suivante,  Chékife  ffendi  faisait 
signer  à  Londres  le  traité  qui  arrachait  à  Mehn;cd 
Ali  la  Cilicie  et  la  Syrie  qui  faisaient  retour  à  la 
Turquie. 

Du  jour  où  ces  régions  furent  restituées  aux  Turcs, 
elles  ne  connurent  plus  le  repos.  Les  malheurs  de  la 
Syrie,  certes,  datent  de  loin,  mais  ils  s'aggravèrent 
terriblement  à  l'instant  même  où  ce  pays  fut  livré 
aux  dirigeants  de  Stamboul.  Leur  premier  soin  fut 
d'en  violer  les  privilèges  séculaires  et  d'y  allumer 
la  guerre  civile.  .Palmerston  sacrifia  la  Syrie  au 
dogme,  alors  sacré,  de  l'intégrité  de  l'Einpire 
ottoman,  comme  si,  pour  conserver  cet  Empire, 
il  eût  été  indispensable  d'y  annexer  une  province 
qui  ne  comptait  ni  un  seul  Turc,  ni  un  seul 
partisan  de    la   Turquie.  On    leur   livra  aussi,  pour 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE     23 

comble  d'iniquité,  Témir  Béchir,  le  véritable  souve- 
rain du  Liban.  Ce  prince,  s'inspirant  des  principes 
de  tolérance  du  fameux  Fakr-Eddin,  avait  réussi, 
tant  fut  équitable  son  administration,  à  effacer 
les  préjugés  de  race  et  à  faire  des  populations  variées 
qu'il  gouvernait,  un  tout  solidaire.  A  l'autorité  du 
prince  déchu,  on  substitua  celle  des  Kaïmacams. 
Un  Kaïmacam  pour  les  Druses,  un  autre  pour  les 
Maronites.  Ce  pouvoir  mixte  fut  placé  sous  la  dé- 
pendance des  gouverneurs  turcs  auxquels  les  kaïma- 
cams devaient  soumettre  toutes  les  questions  d'ordre 
politique  et  même  administratif.  Le  motif  avoué  de 
ces  dispositions  était  que  cette  institution  ménageait 
l'amour-propre  de  ces  peuples  et  leur  prétention  à 
se  gouverner  par  eux-mêmes.  Le  but  caché  c'est 
qu'on  voulait  avoir  plusieurs  peuples  séparés  à  seule 
fin  d'enlever  à  la  France  la  légitime  influence  qu'elle 
exerçait  sur  eux  depuis  le  temps  des  croisades,  Une 
fois  en  Syrie,  les  Turcs  n'eurent  rien  de  plus 
pressé  que  de  susciter  entre  Druses  et  Maronites 
un  antagonisme  d'intérêts  qui  les  a  divisés  jusqu'en 
ces  dernières  années.  Leur  anéantissement  était 
au  bout  de  leur  calcul.  La  présence  de  ces  races 
sur  le  chemin  de  l'Arabie,  source  du  pouvoir  du 
khalifat,  gênait  leurs  projets  d'unité  islamique 
par  l'absorption  de  l'Egypte  et  de  l'Afrique  du  nord. 


24    RAPPORT   CARATHÉODORY  PACHA 

Le  gouvernement  français,  alors  chaud  partisan 
de  l'indépendance  arabe,  fit  mine  de  résister  ;  mais 
il  dut  céder  à  la  menace  d'une  coalition  européenne. 
Payant  d'audace,  Reschid  se  faisait  nommer 
ambassadeur  à  Paris.  Et  cela  uniquement  en  vue 
d'y  travailler  les  esprits  eh  faveur  d'un  rapproche- 
ment avec  la  Turquie,  pensant  les  séduire  par 
des  promesses  de  réformes.  Pour  réussir,  il 
comptait  sur  sa  réputation  de  turc  libéral,  que  le 
retentissement  du  Hatt-i-chérif  aysiit  consacrée  et 
avant  tout  sur  la  mobilité  du  caractère  français.  Au 
surplus,  il  avait  européanisé  son  costume,  ce  qui 
était  une  nouveauté.  Petit  de  taille,  maigre,  timide, 
sa  personne  n'avait  rien  d'imposant  ;  mais  il  capti- 
vait son  interlocuteur  par  des  manières  affables  et 
courtoises,  un  son  de  voix  onctueux.  Oubliant  de 
récents  griefs,  l'opinion  se  laissa  d'autant  mieux 
gagner  à  ses  façons  qu'il  les  assaisonna  de  démons- 
trations libérales.  Comme  pour  prouver  que  la 
charte  de  Gul-Hané  n'était  pas  un  vain  mot,  il 
avait  encombré  son  ambassade  de  jeunes  Bul- 
gares, d'Arméniens,  de  Grecs  qu'il  montrait  com- 
plaisamment  à  ses  invités  avant  de  les  envoyer 
dans  nos  écoles.  On  y  voyait  aussi  quelques  Turcs 
qui,  eux,  firent  leur  chemin,  pépinière  de  futurs 
diplomates  dont  il  devait   s'entourer  par  la    suite. 


DIPLOMATIE      TURCO  -  PH  AN  AR  I  O  T  E      25 

tels  Fuad  pacha,  Ahmed  Vefik  pacha  et  Savfet  pa- 
cha, qui  surent  profiter  de  ses  leçons.  Tout  un 
groupe  d'esclaves  circassiens  et  grecs  les  avaient 
précédés,  envoyés  en  France  par  Khossrew  pacha, 
nommément  Ethem  pacha,  qui  faisait  partie  du 
butin  provenant  du  massacre  de  Chio,  Halil  pacha, 
qui  devait  épouser  une  fille  de  Mahmoud  II,  et  dont 
Khossrew  disait  :  «  Je  ne  croyais  point  tirer  si  bon 
parti  des  cinq  cents  piastres  qu'il  m'a  coûté.  » 

Ces  Turcs  apprirent  fort  peu  de  choses  dans  nos 
écoles.  Le  Turc  n'est  pas  né  pour  la  science  et  la 
persévérance  lui  fait  totalement  défaut.  Il  se  lasse 
vite  et,  lorsque  sa  destinée  le  jette  dans  un  milieu 
européen,  il  cherche  à  se  distraire  plutôt  qu'à  ap- 
prendre. Aussi  la  plupart  des  hommes  d'État  de  la 
Réforme  s'adjoignaient-ils  ordinairement  un  Grec 
ou  un  Arménien  qui  leur  mâchait  la  besogne.  Le 
sémillant  Fuad  pacha,  lui-même,  le  plus  parisien 
des  Turcs,  avait  pour  éminence  grise  le  D'  Ser- 
vicen  ;  le  constitutionnel  Midhat  pacha  avait  pour 
secrétaire  et  conseiller  l'Arménien  Odian.  Les  notes 
diplomatiques  étaient  rédigées  par  des  .Français  ou 
des  chrétiens  qui  avaient  fait  leurs  classes  et  qui 
se  chargaient  de  l'essentiel  de  la  besogne,  modes- 
tement cachés  dans  des  positions  subalternes.  La 
plupart  de  ces   diplomates     étaient     médecins    et 


26    RAPPORT   CARATHéODORY   PACHA 

avaient  appris  le  français  à  l'École  de  Médecine. 
Mais,  à  défaut  de  savoir,  ils  possédaient  le  génie 
de  l'intrigue  et  l'art  de  la  représentation.  Avec 
ce  personnel  de  figurants,  stylés  à  toutes  les  roue- 
ries du  sérail,  la  Porte  ne  sera  plus  qu'une  scène 
de  théâtre  merveilleusement  machinée,  où  chaque^ 
personnage  tiendra  un  rôle  adapté  à  ses  facultés 
ou  à  ses  relations.  On  y  jouera  force  petites  co- 
médies, de  joyeux  scénarios,  mais  aussi,  à  l'occa- 
sion, des  pièces  à  grand  orchestre,  comme  le  Hatt- 
Humaïoum  de  1857,  la  Constitution  de  1876  et  la 
restauration  de  ladite  Constitution  en  1908.  Les 
Jeunes-Turcs  s'inspireront  de  Midhat  pacha, 
comme  ce  dernier  s'était  inspiré  du  classique  Res- 
chid.  Rompant  avec  les  vieux  usages,  ils  se 
moderniseront  quelque  temps,  juste  assez  pour 
remplir  de  manière  satisfaisante  le  rôle  qli'ils 
avaient  à  jouer.  Les  grands  vizirs  rendaient  visite 
aux  ambassadeurs  et  se  mettaient  à  leur  table.  On 
vit  même  un  jour  Réschid  pacha  recevoir  à  la  sienne 
le  nonce  du  pape  et  porter  sur  sa  poitrine,  pendant 
tout  le  temps  que  dura  la  réception,  le  portrait  de 
Pie  IX  qu'il  lui  avait  remis.  Les  sultans,  donnant 
l'exemple,  avaient  choisi  une  habitation  plus  con- 
forme avec  la  situation  et  la  coupe  de  leur  habit. 
Medjid  se  construisait  en  1853  un  palais  à  Béchik- 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      27 

Tach,  tout  en  contraste  avec  la  vieille  résidence  de 
Top-Capou,  à  l'enceinte  crénelée,  aux  détours 
sombres  et  obliques.  Sa  blancKe  façade  ouvre  sur  la 
iner  de  nombreuses  fenêtres  dont  une  partie  seule- 
ment, celle  du  harem,  se  masque  de  treillis.  En  pé- 
nétrant dans  les  grandes  salles,  où  le  siège  doré  avait 
remplacé  le  divan  aux  coussins  de  brocart,  nos 
ambassadeurs  du  second  empire  et  les  généraux  qui 
revenaient  de  Crimée  ne  pouvaient  douter  des  ten- 
dances progressistes  de  l'hôte  impérial  qui  leur  don- 
nait audience.  Rien  n'y  rappelait  la  vieille  Turquie. 
Ni  les  meubles  qui  venaient  de  Paris,  ni  la  décoration 
des  plafonds  peints  par  des  artistes  italiens,  ni  la  pro- 
fusion d^8  lustres  et  des  candélabres  de  cristal,  ni 
tout  ce  chatoyant  étalage  de  luxe  où,  entre  autres 
éléments,  aussi  exotiques  qu'incompris,  figurait  une 
galerie  de  tableaux  que  son  successeur,  Abdul-Aziz, 
devait  enrichir  de  quelques  toiles  de  prix.  Les  per- 
sonnages de  la  cour,  encore  neufs  dans  le  métier,  ne 
valaient  peut-être  pas  le  décor.  Les  chambellans  et 
les  maîtres  de  cérémonies,  la  plupart  sortis  du  mar- 
ché aux  esclaves,  baragouinaient  peu  ou  prou  le  .fran- 
çais, mais  ils  corrigeaient  par  une  facile  cordialité  ce 
que  leur  éducation  trahissait  de  lacunes.  Les  dîners 
étaient  servis  à  la  française,  et  devant  le  palais  s'éle- 
vait un  bâtin^ent  que  le  sultan  avftit    fait    aménager 


28    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

en  salle  de  spectacle.  La  musique  avait  pour  chef  et 
instructeur  le  frère  du  célèbre  Donizetti.  Mais  l'exo- 
tisme ne  figurait  que  dans  cette  partie  du  palais  ré- 
servée aux  réceptions  et  qu'on  appelle  Selamlik. 
Dans  le  Harem,  à  côté,  s'entassaient  plusieurs  cen- 
taines de  femmes  gardées  par  une  armée  d'eunuques 
noirs,  affublés  de  longues  redingotes  et  coiffés  du  fez 
rouge. 

De  retour  à  Constantinople,  Reschid  reprenait  la 
direction  des  Affaires  étrangères  (23  octobre  1845)  et 
l'année  suivante  il  était  promu  grand  vizir.  Il  s'ad- 
joignait, comme  ministre  des  Affaires  étrangères,  Ali 
effendi,  qui  joua  dans  l'intrigue  qui  devait  préparer 
et  rendre  inévitable  l'expédition  de  Crimée,  un  rôle 
non  moins  brillant  que  celui  de  son  patron.  Pour- 
suivant le  système  de  réformes  dont  Mahmoud  II 
avait  pris  l'initiative,  il  organisa  l'armée  et  la  ma- 
rine, créa  des  écoles  militaires  avec  des  classes 
préparatoires,  mais  pas  une  école  civile  ou  pro- 
fessionnelle. Pénétré,  avant  tout,  de  la  nécessité  de 
faire  de  l'État  turc  un  organisme  à  base  de  centra- 
lisation, il  réforma  l'administration  en  s'inspirant 
du  système  français.  La  France  lui  envoyait  des 
instructeurs,  entre  autres,  le  chef  de  bataillon 
d'Anglars  et  le  commandant  Magnan,  professeur  à 
l'École   d'État-major    de  Constantinople,  qui  tomba 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      2<) 

couvert  de  blessures  à  la  prise  de  Sébastopol. 
Il  créa  un  ministère  des  Finances  et  supprima 
les  fonctions  du  Defterdar  :  le  mcâtre  du  regis- 
tre ;  mais  aucun  budget  ne  fut  publié  jusqu'à 
l'année  1863,  et  la  Cour  des  Comptes  ne  vit  le  jour 
qu'après  le  krach  financier  de  1877.  Ce  fut  donc  à 
l'armée  et  aux  services  qui  s'y  rattachent  que  la 
Turquie  fut  redevable  de  sa  modernisation.  La  cause 
occasionnelle  qui  y  donna  lieu  fut  —  on  ne  saurait 
trop  le  répéter  —  le  conflit  qui  éclata  entre  le  sultan 
Mahmoud  II  et  son  vassal  égyptien.  Par  l'adjonction 
à  l'Egypte  de  l'Arabie  et  de  la  Syrie  qu'il  venait  de 
conquérir,  Mehmed  Ali  mettait  en  sérieux  péril  le 
khalifat  turc.  Pour  bien  saisir  l'importance  de  la 
question,  il  faut  savoir  que  le  titre  de  sultan  pèse 
peu  dans  la  balance  à  côté  de  celui  de  khalife,  qui 
est  tout  dans  l'Islam.  C'est  le  nom  du  khalife  qu'on 
prononce  à  la  prière  du  vendredi  dans  les  mosquées 
des  Indes,  de  Boukhara,  de  Samarkande,  de  Cazan, 
de  Crimée,  de  Tunis,  d'Algérie  et  non  celui  des 
souverains  locaux.  D'autre  part,  le  khalifat  est  moins 
une  question  de  droit  qu'une  question  de^fait.  Seule 
la  puissance  militaire  en  assure  la  légitimité  et  la 
continuité.  Ces  considérations  _dogmatiques  expli- 
quent donc  la  portée  et  le  sens  de  la  politique  de 
Mahmoud  II  et  celle  de  son  continuateur  Reschid. 


30    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Ces  transformations,  qui  s'inspiraient  des  sys- 
tèmes européens,  procédaient,  sinon  d'un  mouve- 
ment d'opinion  populaire  ou  intellectuel,  du  moins 
de  suggestions  privées  qui  s'étaient  produites  bien 
avant  les  événements  qui  marquèrent  le  règne  de 
Mahmoud.  L'ambassadeur  Mouhib  effetidij  utt  con- 
fident de  Sélim  III,  envoyé  en  mission  à  Paris,  en 
1805,  où  il  séjourna  jusqu'en  181 1,  esprit  (*urieux 
et  observateur,  signale  dans  ses  lettres  au  DiVali, 
le  danger  qu'il  y  aurait  de  fermer  les  yeux  sur  la 
force  de  la  chrétienté.  Sur  beaucoup  de  points  il 
n'hésite  point  à  reconnaître  la  supériorité  de 
l'Europe  dans  les  arts  mécaniques.  Avec  la  l^éserve 
habituelle  à  la  mentalité  turque,  il  fait  entendre 
combien  il  serait  avantageux  de  s'assimiler 
des  procédés  qui,  adoptés  par  VÉtat  sublime,  ai- 
deraient à  reconstituer  le  pouvoir  du  souverain 
sur  des  bases  solides.  L'organisation  de  l'armée  fran- 
çaise, son  mode  de  recrutement,  les  arsenauXj  les 
écoles  militaires,  provoquent  son  admiration ^  Ces 
institutions,  il  voudrait  que  la  Turquie  les  fît  siennes 
en  raison  de  la  puissance  matérielle  qu'elles  donnent. 
au  pouvoir;  Sans  doute,  on  n'irait  pas  plus  loin 
dans  l'imitation,  car,  s'il  juge  utile  de  faire  des 
emprunts  à  l'Europe,  il  est  trop  bon  Musulman  pour 
ne  point  répudier  ses  usages  et  encore  beaucoup  plus 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      3I 

ses  idées.  C'est  que  les  idées  relèvetit  de  là  foi  et  qUé, 
sut  ce  point,  l'Islant  ne  Sâtirait  transiger. 

Coïncidence  curieuse,  c'est  à  ce  mêtne  nioment  que 
Mehmed  Ali  pacha,  s'inspirant  d'idées  analogues, 
opérait  les  tfâttsfortnations  qui  devaient  faire  pen- 
dant quelque  temps  de  l'Egypte  une  puissance  mi- 
litaire. Mais  là  le  mouvement  fat  déterminé  par 
l'expédition  d'Egypte  et  les  exploits  de  Bonaparte. 
Les  mamelucks  se  croyaient  les  premiers  soldats 
du  monde.  C'était  également  l'opinion  du  Divan 
qui  transigeait  avec  eux  depuis  un  siècle, 
n'ayant  pu  les  réduire  par  la  force.  «  On  peut 
juger,  écrit  le  docteur  Clôt  beyj  de  la  profonde  révo- 
lution que  la  vue  de  nos  puissantes  armées  dut  pro- 
duire sur  les  esprits  des  Orientaux.  Ce  fut  poiir  eilx 
une  révolution  et  leur  orgueil  diit  plier.  Ils  compri- 
rent qu'il  leur  importait,  à  eux  ailssi,  de  connaître 
ces  ^moyens  irrésistibles  qui,  comme  à  Héliopolis, 
faisaient  battre  pût  un  corps  de  9.000  Européens, 
une  armée  de  80.000  hommes.  'Ainsi  jfrappée,  l'ima- 
gination des  Orientaux  était  préparée  à  laisser  s'ac- 
complir au  milieu  d'eux  et  sur  eux  des  essais  d'or- 
ganisation; »  Motihib  efïendi  cite  en  faveur  de  sa 
thèse  le  mot*du  khalife ''Ali,  gendre  du  prophète,  qui 
disait  qu'il  fallait'»  prendre  les  j choses  pour  ce 
qu'elles    valent,  !sans    se    préoccuper    de  leur  prO- 


32    RAPPOÉT   CARATHÉODORY   PACHA 

venance  ».  Il  aurait  pu  citer  également  les  instruc- 
tions que  le  khalife  Abou-Bekr  envoyait  à  Khalid 
ben  Oulid  chargé  du  commandement  d'une  armée  : 
«  Je  vous  recommande,  dit-il,  les  plus  grandes  pré- 
cautions lorsque  vous  serez  sur  les  terres  de  l'en- 
nemi. Si  vous  rencontrez  son  armée,  combattez -la, 
avec  les  mêmes  armes  dont  elle  se  servira,  oppo- 
sez l'arc  à  l'arc,  la  lance  à  la  lance.  »  «  Et  si  c'était 
aujourd'hui,  ajoute  Haïreddin  pacha,  le  Tunisien, 
dans  une  brochure  où  il  soutenait  la  même  thèse 
que  Mouhib  effendi,  il  aurait  mentionné  les  fusils  et 
les  canons.  » 

Telles  sont  les  doctrines  et  les  causes  acciden- 
telles qui  ont  inspiré  les  programmes  de  réno- 
vation et  modifié  l'aspect  extérieur  de  la  Turquie. 
Ces  transformations,  qu'elles  vinssent  du  sultan 
Mahmoud,  de  Reschid,  ou  de  l'initiative  Jeune- 
Turque,  ne  devaient,  en  définitive,  profiter  qu'au 
seul  pouvoir  autocratique  et  religieux  du  khalife 
Sultan.  Il  est  utile  d'ajouter  que  l'opinion  publique 
n'y  fut,  non  seulement  jamais  pour  rien,  mais 
qu'elles  s'opérèrent  malgré  elle  ;  car  sur  beaucoup 
de  points  ces  transformations  heurtaient  ses  préju- 
gés et  froissaient  son  amour-propre.  Quant  aux  ins- 
titutions civiles,  que  l'on  jugea  à  propos  d'adopter 
aux  jours   de   crise  politique   ou  financière,  sur  les 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      33 

instances  pressantes  des  Puissances  protectrices,  ou 
elles  restèrent  à  l'état  de  lettre  morte  ou  furent 
détournées  de  leur  but.  Les  concessions  faites  à 
l'Europe  n'ont  jamais  eu  dans  la  pensée  des  diri- 
geants turcs  qu'un  caractère  provisoire.  Ils  repre- 
naient le  lendemain  ce  qu'ils  avaient  accordé  la 
veille  ;  leur  politique,  toujours  en  éveil  et  à  longue 
échéance,  épiait  patiemment  toute  occasion  qui 
leur  permettrait  de  se  soustraire  à  la  pression  ex- 
térieure. L'idée  panislamique,  qui  s'inspire  du  dé- 
sir de  soustraire  l'Islam  à  l'action  européenne,  pro- 
cède de  ce  souci  et  remonte  à  cette  époque.  Halil 
pacha,  le  fondateur  de  la  Jeune-Turquie,  en  traçait 
le  programmé  dès  l'année  1861.  Et  il  est  utile  de 
noter  ce  fait,  ne  serait-ce  que  pour  couper  court  à 
une  légende  que  l'on  essaye  d'accréditer  en  ce  mo- 
ment, et  d'après  laquelle  le  mouvement  panislamique 
serait  dû  à  une  suggestion  allemande.  A  la  vérité,  le 
seul  reproche  qu'on  puisse  adresser  à  l'Allemagne, 
c'est  d'avoir  essayé  d'exploiter  cette  mentalité  au 
profit  de  ses  ambitions  orientales  ;  c'est  la  liberté 
qu'elle  a  donnée  à  la  Turquie  de  céder  à  ses  propres 
impulsions  pour  l'avoir  à  sa  merci. 

Tel  ne  fut  pas  le  cas  de  la  France.  Entraînée  par 
ses  sentiments  et  surtout  par  ses  illusions,  elle  ne  fut 
jamais  aussi    profondément  mêlée    à    la    politique 

Bareilles  3 


34    RAPPORT   CARATHéODORY   PACHA 

turque  que  durant  la  période  qui  va  de  1841  à  l'an- 
née 1870.  Négligeant  ses  intérêts  européens  et  colo- 
niaux, elle  n'aura  d'yeux  que  pour  cette  chose  ins- 
table qu'était  le  statu  quo  oriental,  c'est-à-dire  le 
maintien  de  l'Empire  ottoman.  C'est  sur  cette  base 
fragile  qu'elle  établira  le  fondement  de  l'équilibre 
politique.  Elle  emploiera  son  activité  et  ce  qu'elle 
disposera  de  forces  au  service  d'un  idéal  qui  la 
conduira  par  une  pente  fatale  aux  réalités  de  Sedan 
et  de  Charleroi  par  la  folie  de  la  guerre  de  Crimée. 
De  toutes  les  illusions  dont  est  fait  le  traité  de 
Paris,  celle  d'améliorer  les  conditions  des  rayas  par 
des  mesures  législatives,  donne  la  mesure  de  l'igno- 
rance de  la  diplomatie  européenne.  On  demanda  à 
la  Turquie  des  garanties  plus  sérieuses  que  les  mys- 
tiques promesses  de  1839.  Sur  les  instances  de  la 
France  et  de  l'Angleterre,  la  Porte  consentit,  non 
sans  rechigner,  à  proclamer  une  vraie  charte  qui 
consacrerait  le  principe  de  l'égalité  entre  Turcs  et 
Rayas.  Le  Hatt  Humaïoun  obtint,  comme  en  1839, 
les  honneurs  d'une  lecture  solennelle,  au  milieu 
d'une  assistance  de  patriarches  et  de  dignitaires  cha- 
marrés. La  reconnaissance  d'un  principe  qui  aurait 
mis  sur  un  pied  d'égalité  musulman  et  chrétien,  c'est 
tout  ce  que  les  deux  puissances  alliées  demandaient 
au  gouvernement  de  la  Porte  en  échange  des  ser- 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      35 

vices  qu'elles  lui  avaient  rendus.  C'était  peu  en  ap- 
parence. En  réalité,  elles  demandaient  l'impossible. 
Leurs  exigences  ne  tendaient  à  rien  moins  qu'à  con- 
traindre les  Turcs  à  se  plier  à  des  concessions  que 
répudiait  leur  conscience  et  que  contrariait  le 
souci  d'intérêts  matériels.  Le  Hatt-Humaïoum  avait 
contre  lui,  outre  la  religion  qui  n'admet  aucune 
espèce  d'égalité  entre  le  vrai  croyant  et  les  hommes 
d'une  autre  confession,  la  nécessité  où  se  trouvait  la 
race  conquérante  de  se  cramponner  à  un  ordre  de 
choses  où  elle  puisait  la  sève  qui  la  nourrissait. 

Cependant  la  nouvelle  charte,  arrachée  aux  plé- 
nipotentiaires turcs  à  Paris,  n'en  constituait  pas 
moins  un  engagement  pris  par  le  sultan  devant  le 
concert  européen.  Reschid  pacha  y  fit  la  plus 
vive  opposition,  pensant  que  cela  pouvait,  le  cas 
échéant,  mener  la  Turquie  là  où  elle  ne  pouvait 
aller.  Le  Hatt-Humaïoumy  il  le  dénonça  dans  les 
couloirs  de  la  Porte  comme  un  acte  de  destruction  re- 
mis à  V étranger  par  des  traîtres.  Rien,  je  crois, 
n'éclaire  d'un  jour  plus  cru  le  mobile  qui  lui 
avait  fait  improviser  la  comédie  de  Hatt-i-chérif  de 
1839,  que  cette  appréciation  sur  l'œuvre  de  ses 
élèves,  Fuad  et  Ali  pacha,  qui  avaient  signé  le 
traité-  de  Paris. 

Rien  non  plus  ne  dévoile  mieux  les  sentiments 


36    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

de  la  Porte,  ni  sa  volonté  de  violer  ses  engagements 
que  l'incident  qui  se  produisit  à  ce  même  moment  à 
propos  des  affaires  des  principautés  moldo-valaques. 
Deux  ans  s'étaient  écoulés  depuis  la  prise  de  Sébas- 
topol,  un  an  après  la  signature  du  traité  de  Paris,  que 
la  Francç  se  trouvait  en  hostilité  ouverte  avec  ses 
alliés.  Par  le  mémorandum  français  du  26  mai  1855, 
la  Porte  avait  accepté  l'union  de  ces  deux  provinces, 
prélude  de  leur  indépendance.  Elle  avait  alors  be- 
soin du  secours  de  la  France,  mais  une  fois  déli- 
vrée du  péril  russe,  elle  revint  cyniquement  sur 
ses  concessions.  Les  élections,  qui  devaient  en 
consacrer  l'union,  avaient  été  scandaleusement  faus- 
sées par  le  Caïmacam  Vogoridés.  C'était  une  grave 
atteinte  au  traité  de  Paris.  L'ambassadeur  Thouvenel 
en  demanda  l'annulation,  en  même  temps  que  la 
démission  de  Reschid  pacha,  alors  nommé  grand 
vizir,  qui  avait  ourdi  l'intrigue  de  concert  avec 
l'ambassadeur  d'Angleterre  gagné  à  ses  vues.  La 
Porte  ayant  tout  refusé,  la  crise  tourna  à  l'aigu  et 
Thouvenel  dut  demander  ses  passeports.  Elle  céda 
néanmoins,  mais  à  la  toute  dernière  heure,  inti- 
midée par  cet  acte  énergique.  En  témoignage  de 
réconciliation,  un  ministre  se  présentait  à  l'am- 
bassade quelques  jours  après  pour  annoncer  à 
Thouvenel  que,  «  désirant    lui    être    agréable ^    la 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      37 

Porte  avait  décidé  qu'on  n'appellerait  plus  «  crevés  » 
dans  les  actes  publics  les  chrétiens  morts.  Dans  ce  trait 
caractéristique  se  symbolise  à  merveille  la  fluide 
imprécision  orientale.  La  concession,  elle  la  faisait, 
non  pas  à  la  charte  déjà  oubliée,  mais  à  la  personne 
de  l'ambassadeur. 

Le  prestige,  dont  le  nom  de  la  France  était  alors 
entouré,  l'idée  qu'on  avait  de  sa  force,  eurent  ce- 
pendant pour  effet  de  fixer  jusqu'en  1870  son  in- 
fluence à  Constantinople,  encore  accrue  par  le 
voyage  d'Abdul-Aziz  à  Paris.  Ce  fut  aussi  pour 
être  agréable  à  la  France  que  furent  créés  alors  le 
Conseil  d'État,  la  Haute-Cour  de  justice,  corollaire 
des  tribunaux  nizamiés^  dont  j'ai  expliqué  ailleurs  la 
signification  (^).  La  pensée  d'inspirer  confiance  à 
ses  créanciers  n'entra  pas  moins  dans  les  calculs. 
Rappelons  que  ces  emprunts,  qui  se  multiplièrent 
vertigineusement  de  1869  à  1876,  ne  servirent  qu'à 
faire  face  aux  découverts  du  budget.  Si  l'on  en 
excepte  l'armée  et  la  flotte,  rien  ne  fut  fait  pour  le 
pays  sous  le  règne  brillant  du  fastueux  et  sensuel 
Abdul-Aziz.  La  Turquie  d'alors,  c'est-à-dire  un 
Empire  qui  s'étendait  de  l'Adriatique  au  golfe 
Persique,  n'avait    ni    police    ni    gendarmerie  ;  ses 

(^)  Voyez   Les   Turcs.   Ce  que  fut  leur  Empire^   leurs 
comédies  poliUques.  Librairie  académique  Perrin. 


38    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 


côtes  pas  un  seul  port  ;  les  campagnes  pas  une  seule 
route.  En  revanche,  la  capitale  se  couvrait  de  ca- 
sernes, de  mosquées  et  de  palais  somptueux.  Ja- 
mais la  vie  de  dissipation  et  de  plaisir  n'y  fut 
plus  intense,  plus  grande  l'insouciance  de  l'avenir. 
Pour  ma  part,  ce  n'est  pas  pour  être  désagréable 
aux  Turcs  que  j'écris  ces  lignes,  comme  d'aucuns 
pourraient  le  croire.  Des  Turcs,  comme  un  autre, 
j'ai  eu  occasion  d'apprécier  d'aimables  qualités.  Ils 
sont  généreux  par  accès,  provisoirement  humains  et 
tolérants,  toujours  hospitaliers  et  leur  politesse  est 
exquise.  Ce  que  je  compte  dire  de  leurs  manières,  du 
savoureux  esprit  démocratique  et  patriarcal  dont 
sont  imprégnés  leurs  usages  et  leurs  institutions  reli- 
gieuses, prouvera  que  j'ai  su  apprécier  ce  qu'il  y  a 
de  bon  en  eux.  Mais  dans  la  communauté  où  ils  se 
sont  retranchés,  comme  un  féodal  dans  son  château, 
pour  piller  et  pressurer  ses  voisins,  un  fossé  infran- 
chissable les  sépare  du  reste  de  l'humanité  ;  mais 
leur  civilisation  est  farouchement  exclusive,  spéciale, 
enchaînée  à  des  textes  implacables  qui  leur  donnent 
licence  d'en  user  comme  il  leur  plaît  avec  ceux 
qu'ils  relèguent  de  l'autre  côté  du  fossé.  Les  Turcs 
ont  mis  dans  l'exercice  de  ce  droit  la  brutale  âpreté 
de  leurs  instincts  touraniens.  Cette  observation  est 
confirmée,  non  moins  par  une   histoire,  sur  laquelle 


DIPLOMATIE      TURCO-PHANARIOTE      39 

eux-mêmes  font  prudemment  le  silence,  que^par  de 
récents  événements.  Massacres  et  pillages  mis  à  part, 
ce  n'est  pas  que  notre  société  vaille  mieux  cependant  : 
trop  de  points  de  comparaison  seraient  à  son  désa- 
vantage ;  mais  elle  est  accessible  comme  une  place 
publique,  et  il  est  loisible  à  chacun  d'y  circuler  en 
toute  liberté  de  mouvement  et  de  conscience  :  la 
société  occidentale  n'est  pas  un  camp  retranché.  Je 
suis  persuadé  qu'une  Turquie  où  il  n'y  aura  que  des 
Turcs  sera  quelque  chose  de  bon  en  soi,  pittoresque 
et  colorée  comme  ces  bibelots  de  bazar  chers 
aux  touristes.  Du  jour  où  ils  n'auront  plus  besoin  de 
ruser  et  de  diviser  pour  régner,  d'assassiner  pour 
vivre  et  pour  terroriser  les  survivants  afin  que  leur 
âme  se  plie  aux  basses  besognes  de  l'esclavage,  les 
Turcs  deviendront  autres  moralement,  par  la  néces- 
sité où  ils  se  trouveront  de  s'assujettir,  comme  le 
reste  de  l'humanité,  à  l'éternelle  loi  du  travail  et  de 
l'effort.  Toute  combinaison  qui  tendra  à  hâter  cette 
solution,  attendue  depuis  cinq  siècles,  sera  la  bien- 
venue. 

Paris,  le  20  octobre  1918. 


TI?;f;7èT 


LE  CONGRÈS  DE  BERLIN 


APRÈS  une  vaillante  résistance  dans  les  lignes  de 
Plewna,  l'armée  ottomane  capitulait  et  l'ar- 
mée du  tzar,  libre  dans  ses  mouvements,  traversait 
au  prix  d'efforts  inouïs  les  passes  de  la  chaîne  des 
Balkans,  puis  se  portait  sur  Andrinople  en  brisant 
les  derniers  efforts  de  la  résistance  turque.  Bientôt 
après,  elle  campait  sous  les  murailles  de  Constanti- 
nople.  En  même  temps,  la  nouvelle  se  répandait  que 
la  flotte  anglaise  avait  franchi  les  Dardanelles.  La 
Russie  imposait  ses  conditions  à  la  Turquie  et  le 
traité  de  paix,  signé  à  San-Stefanô,  libérait  la 
presqu'île  des  Balkans  du  joug  séculaire  qui  pesait 
sur  ses  populations.  Quel  était  au  juste  le 
prix  de  cette  paix,  nul  ne  l'ignorait  dans  les 
chancelleries  ;  car,  à  la  date  du  28  janvier  1878,  le 


42   RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

prince  Gortchakov  avait  donné  au  général  Le  Flô, 
alors  accrédité  près  la  cour  de  Saint-Pétersbourg, 
lecture  des  instructions  relatives  à  Tarmistice  et 
aux  préliminaires  de  paix  dont  voici  les  prin- 
\  cipaux  points  :  «  La  Bulgarie  devient  province 
^  autonome  avec  une  administration  nationale  et  une 
milice  indigène,  mais  restera  tributaire.  Les  limites 
de  la  province  seront  fixées  ultérieurement  en  pre- 
nant pour  base  la  majorité  des  populations  bulgares 
dans  les  diverses  localités.  La  Porte  n^y  pourra  entre- 
tenir des  troupes  en  dehors  de  quelques  points  à 
déterminer.  Les  principautés  de  Monténégro,  de 
Serbie  et  de  Roumanie  seront  désormais  indépen- 
dantes, et  les  deux  premières  recevront  une  augmen- 
tation de  territoire,  et  cette  dernière  un  dédom- 
magement territorial.  L'accroissement  du  Mon- 
ténégro devra  être  équivalent  au  territoire  conquis 
et  occupé  actuellement  par  ses  troupes.  La  Bosnie  et 
l'Herzégovine,  ainsi  que  d'autres  provinces  chré- 
tiennes, recevront  une  administration  particulière.  » 
Toute  la  substance  du  traité  de  San-Stefano  se  re- 
trouve dans  ces  quelques  lignes.  La  Russie  donnait 
pour  limites  à  la  Bulgarie  émancipée,  d'un  côté  "le 
Danube,  et  de  l'autre  la  mer  Egée  et  la  Macédoine. 
Une  particularité  du  traité,  c'était  d'isoler  la  Turquie 
des  territoires  qu'elle  conservait  à  l'ouest  du  fleuve 


LE      CONGRE  <='      DE      BERLIN  43 

Vardar,  l'Épire,  l'Albanie,  le  sandjak  de  Novi-Bazar 
et  la  Bosnie-Herzégovine.  Cette  répartition,  dont  le 
caractère  arbitraire  ne  manqua  pas  de  causer  un 
mouvement  de  surprise,  s'explique  par  l'intention 
où  était  la  Russie  de  favoriser  dans  ces  régions  un 
mouvement  séparatiste,  qui  se  serait  -fatalement  pro- 
duit tôt  ou  tard,  suivant  les  affinités  ethniques  des 
populations.  Elle  pensait  pouvoir  résoudre  ainsi,  en 
localisant  les  dernières  difficultés  qu'elle  soulèverait, 
la  question  d'Orient,  désormais  réduite  à  sa  plus 
simple  expression.  Si  l'on  tient  compte  qu'elle  ré- 
pondait assez  exactement  aux  conditions  historiques 
et  nationales  des  populations  qu'elle  visait,  et  qu'il 
eût  suffi,  pour  la  faire  équitable,  d'une  simple  mise  au 
point,  cette  solution  aurait  mérité  les  suffrages  de 
tout  homme  sensé,  y  compris  ceux  de  M.  Wilson 
qui  ne  l'eût  point  désavouée. 

Mais  l'Europe  en  jugea  autrement.  Les  conditions 
russes  furent  déclarées  attentatoires  aux  traités  de 
1856  et  de  1871  et,  partant,  inacceptables.  Elles  ap- 
parurent à  l'Europe  de  1878  grosses  de  conséquences 
politiques,  et  l'on  en  vint  à  penser  que,  seule,  une 
conférence  arriverait  à  dénouer  les  difficultés  qu'elles 
soulevaient.  Tel  fut  le  sentiment  que  l'Autriche  fut 
la  première  à  exprimer,  comme  il  ressort  d'un  télé- 
gramme adressé  par  son  ministre  des  Affaires  étran- 


44         RAPPORT      CARATHÉODORY      PACtiA 

gères,  le  comte  Andrassy,  au  comte  de  Wimp- 
fen,  ambassadeur  à  Paris.  «  L'Autriche-Hongrie, 
en  sa  qualité  de  puissance  signataire  des  actes  inter- 
nationaux qui  ont  eu  pour  objet  de  régler  le  système 
politique  en  Orient,  a  réservé  en  présence  de  la 
guerre  actuelle  sa  part  d'influence  sur  le  règlement 
définitif  des  conditions  de  paix  ;  le  moment  nous 
semble  venu  d'établir  l'accord  de  l'Europe  sur  les 
modifications  qu'il  deviendrait  nécessaire  d'apporter 
aux  traités  susmentionnés.  Le  mode  le  plus  apte  à 
amener  cette  entente  me  paraît  être  la  réunion  d'une 
conférence  des  puissances  signataires.  On  nous  saura 
gré  de  prendre  l'initiative  en  cette  circonstance.  Votre 
Excellence  est  donc  autorisée  à  inviter  le  Cabinet 
français  à  vouloir  bien  participer  à  la  conférence  des 
puissances  signataires.  »  A  la  date  du  4  février, 
l'ambassadeur  d'Autriche  à  Londres  communiquait 
au  Foreign-Office  le  texte  d'un  télégramme  invitant 
le  gouvernement  britannique  à  une  conférence  à 
Vienne.  La  proposition  était  immédiatement  ac- 
ceptée. Une  circulaire  du  marquis  de  Salisbury,  en 
date  du  i^^  avril,  faisait  entendre  que  l'Angleterre 
ne  pouvait  reconnaître  la  validité  des  arrangements 
en  tant  qu'ils  seraient  de  nature  à  modifier  les  traités 
européens  et  à  porter  atteinte  aux  intérêts  anglais,  à 
moins  qu'ils  ne  fussent  soumis  à  un  accord  formel 


LE      CONGRES      DE      BERLIN  45 

entre  les  parties  contractantes  du  traité  de  Paris.  » 
En  mettant  ses  intérêts  sous  la  garantie  des  traités, 
cette  puissance  visait  à  assurer  à  la  discussion  provo- 
quée par  le  traité  de  San-Stefano  un  caractère  inter- 
national. L'accord  entre  TAutriche  et  l'Angleterre 
paraissait  donc  complet.  «  Je  ne  puis  m'empêcher  de 
remarquer,  écrivait  à  ce  propos'  M.  Waddington  à 
son  am.bassadeur  à  Londres,  l'analogie  qui  existe 
entre  le  langage  de  lord  Salisbury  et  celui  que  tient 
le  comte  Andrassy.  En  effet,  si  le  Cabinet  autrichien 
paraît  assez  disposé  à  rechercher,  au  moyen  d'arran- 
gements spéciaux,  la  sécurité  qu'il  estime  indispen- 
sable pour  établir  à  son  profit  l'équilibre  en  Orient, 
il  déclare  cependant  ne  vouloir  ces  '  avantages  que 
d'un  mandat  européen.  »  Tel  était  aussi  le  sentiment 
de  l'Angleterre  qui,  fidèle  à  sa  politique  orientale,  se 
plaçait  sur  le  terrain  des  traités  que  sa  diplomatie 
avait  eu  l'adresse  d'imposer  à  l'Europe.  Plus  que 
jamais  la  tourmentait  le  souci  de  conjurer  le  péril 
slave  qui  s'affirmait  encore  menaçant.  «  Le  gouver- 
nement, écrivait  Salisbury,  ne  saurait  consentir  à 
ce  que  certains  articles  du  nouveau  traité  soient 
en  contradiction  avec  les  clauses  des  traités  de 
1856  et  de  1871  et  soustraits  à  la  connais- 
sance des  puissances.  Les  conséquences  graves 
qu'il  redoute  sont  celles  qui  résulteraient  de  l'action 


SJ 


46    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

qu'elles  peuvent  avoir  sur  les  nations  sud-est  de 
l'Europe.  En  vertu  des  articles  qui  créent  la  nou- 
velle Bulgarie,  il  se  formera  sous  les  auspices  de  la 
direction  de  la  Russie  un  puissant  État  slave  qui 
possédera  des  ports  importants  sur  la  mer  Noire  et 
l'archipel  et  qui  donnera  à  l'Empire  moscovite  une 
influence  prépondérante  sur  les  relations  tant  poli- 
tiques que  commerciales  dans  ces  deux  mers  .Les  sti- 
pulations en  vertu  desquelles  ce  nouvel  État  sera 
soumis  au  pouvoir  d'un  prince  dont  la  nomination 
appartiendra  en  fait  à  la  Russie,  son  administration 
élaborée  par  un  commissaire  russe,  le  premier  fonc- 
tionnement d'un  organisme  s'effectuant  sous  la  di- 
rection d'une  armée  russe,  indiquent  suffisamment  le 
système  politique  dont  elle  formera  dorénavant  une 
partie.  » 

L'Angleterre  ne  pouvait  admettre,  d'autre  part, 
la  séparation  du  territoire  de  Constantinople  des 
provinces  grecques,  albanaises  et  slaves  qui  restaient 
sous  la  domination  ottomane,  vu  les  difficultés  qui 
en  résulteraient  au  point  de  vue  de  l'administration 
de  ces  diverses  contrées.  Cette  disposition  «  prive- 
rait non  seulement  la  Porte  de  la  force  politique  que 
leur  possession  pourrait  lui  procurer,  mais  expose- 
rait, en  outre,  les  habitants  à  tous  les  dangers  de 
Vanarchie.  »  La  précaution  à  prendre  c'était  d'empê- 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  47 

cher  «  qu'une  chaîne  d'Ëtats  slaves  ne  s'étendît  à 
travers  la  presqu'île  des  Balkans  ».  Plus  cyniquement, 
Tisza  exprimait  cette  même  idée  devant  la  Chambre 
hongroise  quand  il  déniontrait  la  nécessité  «  d'élargir 
le  plus  possible  la  distance  entre  la  Serbie  et  le 
Monténégro  et  écraser  la  tête  de  l'Hydre  slave  ». 
Cependant  lord  Salisbury  précisait  sa  nouvelle 
orientation  politique,  quand,  faisant  allusion  à  la 
Bosnie-Herzégovine,  il  faisait  remarquer  «  que  les 
secousses  périodiques  qui  ont  ébranlé  l'Orient  et 
notamment  le  dernier  événement,  ont  pris  leur  ori- 
gine dans  cette  province.  Ce  n'est  donc  pas  un 
intérêt  austro -hongrois  seulement,  mais  un  devoir 
général  que  de  rechercher  des  moyens  efficaces  pour 
prévenir  le  retour  de  pareils  événements  ».  Il  in- 
sistait surtout  sur  cette  considération  que  la  Turquie 
serait  incapable  de  la  défendre.  On  remarquera 
toutefois  que  les  hommes  d'État  anglais  ne  suggé- 
raient aucune  proposition  pour  la  solution  pratique 
de  la  crise  :  «  Le  gouvernement  anglais  nous  dit  ce 
qu'il  ne  veut  pas  et  ne  nous  dit  pas  ce  qu'il  veut,» 
écrivait  Grortchakov. 

La  France  promit  à  l'Angleterre  son  concours 
désintéressé,  se  bornant  à  mettre  pour  condition  à 
son  acceptation  de  prendre  part  aux  travaux  de  la 
conférence  qu'on    n*y    discuterait    que    les    seules 


48    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

questions  dérivant  de  la  dernière  guerre,  «  convain- 
cue, d'ailleurs,  que  le  véritable  intérêt  de  TEurope 
est  de  restreindre  le  terrain  des  délibérations  ». 
Elle  n'aurait  pas  supporté,^ par  exemple,  que  la 
discussion  s'égarât  sur  l'Egypte,  la  Syrie  et  les  Lieux 
saints  dont  la  question  touchait  à  ses  intérêts  tradi- 
tionnels et  à  son  prestige  en  Orient.  Son  désir,  avant 
tout,  était  le  rétablissement  de  la  paix,  le  maintien 
de  la  concorde  parmi  les  puissances,  et  de  les  con- 
vaincre toutes  de  son  esprit  de  haute  impartialité. 
Au  moment  de  son  départ  pour  Berlin,  comme 
premier  plénipotentiaire,  M.  Waddington  recevait 
une  lettre  du  président  du  Conseil,  M.  Dufaure,  où 
il  était  dit  que  «  la  pensée  qui  nous  dirigeait  en  ac- 
ceptant l'invitation  au  Congrès  a  été  de  concourir 
au  rétablissement  de  la  paix  entre  les  puissances, 
sans  nous  départir  en  aucune  façon  de  notre  neutra- 
lité ».  Toutes  ces  réserves,  lord  Derby  les  trouva  pru- 
dentes et  habiles.  En  tout  cas  l'on  peut  dire  qu'elles 
reflétaient  le  sentiment  de  l'opinion  publique  fran- 
çaise. Tous  les  partis,  sans  distinction  d'origine, 
s'accordaient  à  recommander  au  gouvernement  une 
conduite  neutre  et  strictement  pacifique.  Pas  d'af- 
faires, tel  était  le  mot  d'ordre.  Un  vote  unanime  de 
l'Assemblée  témoignait  à  cet  égard  de  l'accord  de 
ses  idées  avec  celles  de  la  France  entière. 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  49 

L'apparition  de  la  flotte  anglaise  dans  les  eaux  de 
la  Marmara,  à  portée  de  canon  des  avant-postes 
russes,  avait  suscité  une  grosse  émotion  à  Saint- 
Pétersbourg  ;  et  l'attitude  des  puissances  n'était  pas 
faite  pour  la  dissiper.  Aussi  le  Cabinet  du  tzar  fut-il 
vite  gagné  à  l'idée  de  la  conférence  comme  le  seul 
moyen  de  prévenir  le  danger  d'une  conflagration  où 
la  Russie  se  trouverait  fatalement  isolée.  Des  pour-  y 
parlers  s'engageaient,  une  correspondance  était 
échangée  entre  les  États  intéressés,  et,  dès  le  mois 
de  mai,  l'accord  était  complet  sur  la  nécessité  de 
convoquer  les  plénipotentiaires  dans  le  plus  bref 
délai.  Il  avait  été  d'abord  convenu  que  le  Congrès  se 
réunirait  à  Vienne,  mais  il  se  tint  à  Berlin  sur  la 
demande  des  cours  de  Russie  et  d'Autriche. 

Sur  la  proposition  du  comte  Andrassy,  la  prési- 
dence fut  décernée  au  prince  de  Bismarck  qui  ac- 
cepta.Gortchakoff  et  Andrassy  lui  en  témoignèrent  de 
la  gratitude.  Y  prirent  part  les  puissances  signataires 
des  traités  de  Paris  et  de  Londres,  savoir  :  l'Angle-  i 
terre,  la  France,  la  Russie,  l'Allemagne,  l'Autriche, 
l'Italie  et  la  Turquie.  Les  plénipotentiaires  étaient, 
pour  la  Russie,  les  comtes  Gortchakov,  Schouvalow 
et  le  baron  Dubril  ;  pour  ^Angleterre,  lord  Bea- 
consfield,  le  marquis  de  Salisbury  et  lord  Russel  ; 
pour  l'Allemagne,  le  prince  de  Bismarck,  von  Biilow 
Bareilles  4 


50    RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

et  le  prince  de  Hohenlohe  ;  pour  l'Autriche,  le 
comte  Andrassy,  le  comte  Carolyi  et  le  baron  de 
Haymerlé  ;  pour  la  France,  M.  Waddington  et  le 
comte  de  Saint-Vallier  ;  pour  l'Italie,  le  comte  Corti 
et  le  comte  de  Launay.  La  Turquie  était  représentée 
par  Carathéodury  pacha,  Mehmed  Ali  pacha  et 
SaduUah  bey.  Les  délégués  des  petits  États  balka- 
niques ne  furent  admis  qu'aux  séances  où  il  était 
traité  de  leurs  intérêts. 

Les  plénipotentiaires  entrèrent  en  conférence  le 
13  juin  1878.  Ce  que  fut  ce  Congrès,  Carathéodory 
pacha  nous  le  dira  clairement.  L'Autriche,  l'Angle- 
terre et  l'Allemagne  y  prirent  la  direction  des  dé- 
bats ;  mais  ils  furent  surtout  dominés  par  la  hau- 
taine autorité  du  chancelier  de  fer.  Auréolé  des 
victoires  de  Sadowa  et  de  Sedan,  il  présida  en 
maître,  casque  en  tête,  la  férule  à  la  main.  Il  incar- 
nait ce  gros  orgueil  allemand  qui  n'a  fait  que  croître 
^  avec  les  destinées  d'un  Empire  qu'il  avait  édifié  de 
ses  mains.  C'était,  chez  lui,  affaire  de  tempéra- 
ment, mais  aussi  de  tactique  habile.  Sa  brutale 
franchise  lui  servit  à  cacher  ses  desseins  ;  ses 
boutades,  comme  ses  mensonges,  à  cacher  la 
trame  d'une  intrigue  ingénieusement  combinée,  qui 
résista  à  la  pénétration  des  diplomates  anglais. 
Longtemps    s'est    accréditée      l'assertion     que    ce 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  .5! 

Congrès  ne  fut  qu'un  duel  entre  Gortchakov  et 
lord  Beaconsfield.  Il  y  a  là  du  vrai,  mais  Carathéo- 
dory  est  d'un  avis  différent.  A  la  vérité,  Bismarck 
et  ses  bénévoles  complices  avaient  la  partie  belle.  La 
France  —  pour  ne  parler  que  d'elle  —  apportait  au 
Congrès,  outre  des  dispositions  pacifiques,  qu'elle 
avait  eu  soin  de  proclamer  bien  haut  afin  que  nul 
n'en  ignorât,  l'esprit  décoratif  d'une  diplomatie 
discrète,  courtoise  et  trop  amie  de  la  mesure. 

Tout  d'abord,  il  fut  expressément  entendu  que  les 
articles  du  traité  seraient  passés  au  crible  d'une  dis- 
cussion serrée  «  non  pas  nécessairement  pour  être 
acceptés,  mais  pour  examiner  de  près  quels  articles 
auraient  besoin  de  l'acceptation    du  concours  des 
autres   puissances  ^  et   quels   étaient  ceux  qui  n'en 
avaient  pas  besoin  ».  Ce  programme  rallia  tous  les 
suffrages.  La  distinction  qu'il  établissait  reposait  évi- 
demment sur  cette  double  considération  que  le  sang 
qui  venait  de  couler  à  flot  pour  l'émancipation  de  la 
chrétienté  orientale  devrait  entrer  en  ligne  de  compte,    ^, 
en  même  temps  que  la  nécessité  d'opposer  une  bar- 
rière    à  l'ambition  moscovite.  Assurément  on  ferait  f 
quelque  chose  pour   les    races    opprimées,  pas  trop  <«JK 
cependant,  de  crainte  que  l'Empire  ottoman,  élément  "^v 
indispensable  d'équilibre,  ne  s'en  trouvât  trop  affai- 
bli. Fidèle  à  son  jeu  de  bascule  qui  lui  avait  si  bien 


52    RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

réussi  au  cours  des  guerres  napoléoniennes,  l'Angle- 
terre, qui  ne  perd  jamais  de  vue  ses  directions  per- 
manentes, s'en  remettait  aux  deux  Empires  du  soin 
d'abattre  la  Russie,  comme  vingt-deux  ans  aupara- 
vant, elle  s'était  servie  de  la  France  pour  l'accabler 
en  Crimée.  Le  péril  slave  ne  cessait  d'exciter  ses 
craintes  et  de  diriger  sa  politique  ;  mais,  comme 
son  égoïsme  se  tempère  d'humanité  et  de  ce  large 
esprit  de  liberté  qui  lui  est   propre,  elle  pensa    aussi 

^^  qu'elle  devait  faire  quelque  chose  pour  l'humanité 

«^     orientale. 

De  par  ses  principes,  cette  puissance  nç    pouvait 

décemment    renoncer  à    l'espoir  naguère    exprimé 

par  lord  Salisbury  à  la  conférence  de  Constantinople 

«  de  rendre  possible  la  politique  d^s  réformes  turques 

•en  faisant  disparaître  de  justes  sujets  de  plaintes,  et 

•-.'en  sauvegardant  ainsi  l'Empire  ottoman,  jusqu'au 
moment  où  il  serait  en  mesure  de  se  passer  des  ga- 
ranties protectrices  ».  On  sait  aujourd'hui  ce  qu'il 
faut  penser  de  ces  théories,  mais  on  s'étonnera 
qu'elles  aient  pesé  sur  les  décisions  du  Congrès,  après 
tout  ce  qu'on  savait  alors  de  la  Turquie,  et  des  causes 
qui  avaient  déterminé  la  Russie  à  lui  déclarer  la 
guerre.  Ces  expériences,  qu'on  allait  recommencer 
pour  la  troisième  fois  en  l'espace  de  quarante  ans, 
après  la  faillite  des    plus  solennelles  promesses,  en 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  53 

dépit  de  l'évidence  des  faits  et  des  leçons  du  passé, 
ne  pouvaient  aboutir  nécessairement  qu'à  favoriser 
de  nouvelles  intrigues,  qu'à  exciter  tous  les  mé- 
contentements, qu'à  déchaîner  enfin  les  pires  catas- 
trophes sur  les  rayas  qui,  encore  une  fois,  étaient 
sacrifiés.  Et  de  cet  état  de  choses  qui,  pour  avoir 
trop  duré,  finira  par  s'envenimer,  surgiront  des 
conflits  qu'il  ne  sera  possible  ni  de  prévenir  ni  de 
localiser,  et  d'où  sortira,  enfin,  la  plus  sanglante 
conflagration  que  le  monde  ait  jamais  vue. 

Pour  affaiblir  les  éléments  de  force  que  la  consti- 
tution d'une  grande  Bulgarie  eût,  pensait-on,  pro- 
curés à  la  Russie  au  delà  du  Danube  et  l'eût  dange- 
reusement rapprochée  des  détroits,  le  Congrès  pré- 
voyait une  Bulgarie  asservie  et  une  Bulgarie  indépen- 
dante, avec  des  restrictions  qui  la  privaient  de  toute 
garantie  et  de  toute  sécurité,  comme  l'obligation  de 
ne  tenir  qu'une  simple  milice  pour  sa  police  inté- 
rieure. Après  qu'on  eut  adopté  ces  mesures,  lord 
Salisbury  prit  l'initiative  de  demander  que  la  Bos- 
nie-Herzégovine fût  occupée  et  administrée  par 
l 'Autriche-Hongrie.  Bismarck  s'associa  au  nom  de 
l'Allemagne  à  cette  proposition.  Le  plénipotentiaire 
de  France  y  souscrivit  à  son  tour,  considérant  la 
combinaison  comme  la  seule  propre  à  assurer  une 
existence  paisible  aux  populations  de  ces  provinces 


y 


54    RAPPORT   CARATHéODO  R-Y   PACHA 

désolées.  Il  estimait  que,  seule,  une  puissance  voisine, 
assez  forte  pour  être  impartiale,  pourrait  s'acquitter  de 
cette  tâche,  et,  à  l'exemple  de  l'Angleterre,  il  ne 
voyait   dans   l'intervention  austro -hongroise   qu'une 

^éaesure  de  simple  police  européenne.  S'en  tenant  à 
V  ces  considérations,  nos  plénipotentiaires,  rassurés  et 
confiants,  assistèrent  impassibles  aux  péripéties  plus 
ou  moins  dramatiques  d'un  débat  où  ils  pensaient 
n'avoir  rien  à  démêler.  En  diplomates  discrets,  ils  ne 
s'attachèrent  qu'à  protéger  des  intérêts  moraux.  Pour 
le  reste,  ils  s'en  rapportaient  à  la  sagesse  des  puis- 
sances en  présence.  L'unique  souci  de  M.  Wad- 
dington,  à  Paris,  comme  au  sein  du  Congrès,  était  la 
paix,  la  paix  à  tout  prix.  Aussi  bien,  et  pour  tout 
dire,  qu'aurait-il  pu  faire  de  plus  ?  La  France  pou- 
vait-elle faire  autrement  que  céder  aux  volontés 
d'une   coalition   d'intérêts   qui   groupaient   les  trois 

,  puissances  les  plus  redoutables  ?  Elle  n'aurait  pu 
compter,  au  cas  où  elle  eût  marqué  quelque  velléité 
de  résistance,  que  sur  l'appui  d'une  Russie  affaiblie 
par  une  guerre  coûteuse,  et  sur  une  Italie  en  voie 
de  formation.  On  voit  dans  le  Rapport  que  le  comte 
Corti,,  plénipotentiaire  italien,  pour  avoir  «  voulu 
connaître  la  cause  de  l'occupation  de  la  Bosnie- 
Herzégovine  par  l'Autriche,  se  vit  apostrophé  par 
Andrassy  de  brutale  façon  » . 


V^ 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  55 

Mais,  si  on  ne  peut  raisonnablement  reprocher  aux 
plénipotentiaires  français  leur  modération  en  cette 
circonstance,  on  s'étonnera  qu'ils  n'aient  pas  su 
mesurer  les  conséquences  des  décisions  qu'ils 
avaient  sanctionnées  de  leur  approbation.  Il  appa- 
raîtra plus  étrange  encore  que  la  diplomatie  fran- 
çaise n'ait  jamais  aperçu  le  lien  qui  rattachait  l'ac- 
tion extérieure  de  l'Allemagne  à  l'œuvre  du  Congrès  ' 
de  Berlin  ;  car  toute  la  politique  des  Hohenzollem, 
à  partir  de  ce  moment,  gravitera  autour  de  ce  point 
central  qui  sera  sa  marche  vers  l'Est.  Cela  tient 
peut-être  à  ce  que  la  France  n'a  jamais  eu  une 
politique  extérieure  bien  déterminée,  mais  aussi 
pour  tout  dire,  et  d'une  manière  générale,  au  défaut 
de  perspicacité  de  ses  diplomates.  Sa  diplomatie 
était  alors  à  la  politique  ce  que  La  Harpe  était  à  la 
critique  et  le  poète  Delille  à  la  poésie,  une  politique 
sentant  le  renfermé,  étroite  et  dénuée  d'imagination. 
La  routine  en  diplomatie  est,  sans  contredit,  la  plus 
dangereuse  des  routines,  parce  qu'elle  a  affaire  à  des 
races  et  à  des  mentalités  diverses,  parce  que  tra- 
vaillant sur  une  matière  vivante.  A  la  diplomatie  il 
faut  le  souffle  du  large  et  non  pas  seulement  l'at- 
mosphère des  salons,  un  esprit  d'investigation  qui 
se  porte  au  delà  des  frontières  pour  plonger  dans  l'âme 
même  des  peuples  afin  d'en  prévoir  ou  mesurer  les 


56    RAPPORT   CARAT HÉODORY   PACHA 

réactions.  On  ne  peut  nier  que  le  trait  qui  a  carac- 
térisé notre  diplomatie  n'ait  été  l'incohérence,  ce  qui 
tient  à  la  raison  donnée  plus  haut  d'une  politique 
incertaine  dans  son  but  et  à  l'absence  d'une  idée  di- 
rectrice. Je  me  rappelle  qu'il  fut  un  temps,  qui 
n'est  pas  encore  lointain,  où  l'on  put  voir  notre 
ambassadeur  a  Vienne  poursuivre,  avec  ou  sans  man- 
dat, une  politique  autrichienne,  tandis  que  celui  de 
Rome  s'employait  à  gagner  les  sympathies  de  l'Ita- 
lie, alors  que  celui  de  Londres  travaillait  active- 
ment dans  le  sens  de  l'entente  cordiale.  A  ce 
même  moment,  un  chef  de  parti,  plusieurs  fois 
ministre,  s'évertuait,  par  des  moyens  occultes,  à 
amener  un  rapprochement  avec  l'Allemagne.  Il 
n'est  que  juste  de  remarquer  que  la  diplomatie 
française  a  pris  d'éclatantes  revanches  depuis  la 
guerre.  ' 

L'Angleterre  ne  vit  pas  non  plus  à  Berlin  que 
l'Autriche  s'était  liée  à  l'Allemagne  aussi  étroitement 
que  la  Hongrie  l'était  à  l'Autriche  et  qu'elle  contribuait 
N.^  à  transformer  celle-ci  en  un  formidable  instrument 
d'expansion  germanique.  Elle  le  vit  si  peu  que,  pen- 
dant longtemps,  elle  partagea  avec  la  France  l'erreur 
que  la  Hongrie  n'attendait  qu'une  occasion  pour  se 
détacher  de  la  Triple -Alliance.  En  France,  surtout, 
l'illusion  hongroise  devait  survivre  comme  un    ro- 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  57 

mantique  souvenir  de  la  crise  libérale  de  1848  et 
l'ombre  de  Kossuth  s'interposer  sur  les  réalités  de 
la  politique  de  ses  héritiers.  Cette  illusion  devait  être 
aussi  tenace  que  celle  que  nous  entretenions  sur  une 
Turquie  réformatrice,  sur  une  Grèce  constanti- 
nienne,  sur  une  Allemagne  socialiste.  Ni  l'attitude 
du  comte  Andrassy  à  notre  égard  en  1870,  ni,  plus 
tard,  les  singuliers  propos  tenus  au  Parlement  hon- 
grois par  le  président  du  Conseil,  Coloman  Tisza, 
pour  dissuader  les  industriels  de  prendre  part  à 
l'exposition  de  1889,  ne  parvinrent  à  émouvoir  l'opi- 
nion publique. 

Mais  cette  politique  à  courte  vue  allait  servir  de 
justification  et  même  d'encouragement  aux  ambi- 
tions déchaînées  des  Empires  du  centre.  Leur  com- 
munauté de  vues,  qui  s'était  affirmée  à  Berlin  avec 
l'éclat  que  l'on  sait,  allait  nécessairement  contribuer 
à  resserrer  le  lien  qu'elles  y  avaient  noué.  L'année  sui- 
vante, une  alliance  en  consacrait  l'inébranlable  soli- 
dité. L'accord  de  1878  l'avait  préparée,  par  lequel 
l'Autriche  renonçait  à  la  clause  du  traité  de  Prague 
qui  prévoyait  un  plébiscite  dans  le  Sleswig.  L'unité 
austro-allemande,  expression  d'un  idéal  de  domina- 
tion à  deux,  allait  trouver  sa  formule  de  stabilité 
dans  l'extension  de  son  influence  vers  l'Est  au  détri- 
ment des  nations  slaves.  On  verra  dans  le  rapport  de 


58    RAPPORT   CARATHl^ODORY   PAC  HA 

Carathéodory  que  Bismarck  ne  croyait  pas  à  une 
Turquie  réformable  et  qu'il  n'hésitait  point  à  témoi- 
gner ouvertement  son  dédain  à  l'endroit  de  ce  traité 
de  1856  au  nom  duquel  l'Angleterre  venait  d'ameuter 
l'Europe  contre  celui  de  San-Stefano.  Bismarck  ne 
voyait  dans  la  situation  de  l'Orient  qu'un  état 
provisoire  et  comme  une  proie  qui  reviendrait  au 
\  plus  fort.  D'ailleurs,  la  conception  d'une  Orient  ir- 
réformable  dans  le  sens  occidental  est  non  moins 
autrichienne  que  bismarckienne.  On  sait  ce  que 
Metternich  pensait  à  cet  égard.  Bismarck  ne  croyait 
pas  non  plus  à  l'avenir  des  Bulgares  et,  quant 
aux  Serbes,  Andrassy  en  faisait  son  affaire.  Pour 
leur  enlever  tout  espoir  de  tendre  la  main  à  leurs 
frères  de  race,  il  leur  interdisait  l'accès  de  Novi-Ba- 
zar,  et  cela  en  attendant  des  mesures  plus  décisives. 
Ainsi  s'explique  la  tendance  pangermanique  à  ex- 
ploiter au  profit  de  la  plus  grande  Allemagne  l'état 
de  décomposition  du  monde  oriental  et  jusqu'aux 
aberrations  de  la  mentalité  turque.  A  parler  fran- 
chement, la  politique  d'expansion  de  la  nouvelle 
^  Allemagne  à  travers  ce  chaos  apparaît  aussi  natu- 
relle que  celle  qui  entraîna  la  Russie  des  tzars  vers 
les  contrées  asiatiques.  Cette  idée  prit  de  jour  en 
jour  plus  de  force  à  mesure  que  montaient  la  pros- 
périté économique  et  l'insolite  accroissement  de  ses 


LE      CONGRÈS      DE      BERLIN  59 

populations  nourries  dans  la  conception  de  la  plus 
grande  Allemagne .  Vivant  modèle  d'activité,  et  sous 
l'impulsion  de  forces  latentes  mises  en  branle  par 
ses  victoires,  l'Allemagne  entra  en  singulière  fer- 
mentation autour  de  l'année  1888.  Mission  mili- 
taire à  Constantinople,  chemin  de  fer  du  Bagdad, 
lignes  de  navigation  dans  la  Méditerranée,  fonda- 
tion de  banques  et  d'écoles  à  Constantinople,  en 
Cilicie,  en  Syrie  ;  Mersina  achetée  aux  Français 
qui  lui  abandonnaient  le  port  d'Alexandrette. 
Prenant  l'Asie  par  les  deux  bouts,  au  port  de 
Haïdar  pacha,  succédait  celui  de  Kiao-Tchéou 
qu'elle  transformait  en  une  redoutable  station  na- 
vale et  en  un  Emporium  asiatique.  Dans  les  Bal- 
kans, elle  entretenait  cette  haine  de  races,  qui 
devait  à  jamais  assurer  la  désunion  entre  Serbes, 
Bulgares,  Grecs  et  Turcs  ;  en  Turquie,  elle 
excitait  la  fanatisme  des  masses  et  le  panisla- 
misme de  la  Porte  pour  mettre  en  échec  l'in- 
fluence de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de  la 
Russie. 

C'est  à  Berlin  qu'à  vrai  dire  a  été  forgé  le  premier 
anneau  de   la    chaîne  des    ambitions   germaniques, 
qui,  de  proche    en   proche,   allait  enserrer  l'Orient      v 
à  la  fortune  de  l'Allemagne.  Son  jeu  fut   d'abord  si 
souple,  que  l'Angleterre,   semble-t-il,  n'en     conçut 


6o    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

aucun  soupçon.  Le  péril  slave  continuait  à  l'hy- 
pnotiser. Le  soupçon  ne  lui  vint  que  lorsqu'elle 
se  trouva  en  présence  de  certains  faits  dont  la 
gravité  ne  laissait  place  à  aucune  confusion.  Le 
duel  allait  commencer,  duel  à  mort  où,  encore 
une  fois,  comme  au  temps  des  guerres  du  premier 
Empire,  elle  devait  remporter  la  victoire. 

Paris,  le  10  novembre  1918. 


RAPPORT  SECRET  ADRESSÉ  A  LA  SU- 
BLIME-PORTE PAR  CARATHÉODORY  PA- 
CHA, PLÉNIPOTENTIAIRE  TURC,  AU 
CONGRÈS  DE  BERLIN  EN  1879. 


I.  Le  prince  de  Bismarck.  —  Son  influence  dominante  sur 
le  Congrès.  —  Ses  sentiments  peu  sympathiques  à  la 
Turquie.  — ■  Ses  opinions  sur  la  marche  du  progrès  chez 
nous  et  sur  notre  diplomatie.  — •  Peu  de  cas  qu'il  fait 
des  populations  orientales.  — ■  A  ses  yeux  la  question 
d'Orient  n'a  d'importance  que  pour  l'influence  qu'elle 
peut  exercer  sur  les  relations  des  puissances  européennes 

IL  La  situation  au  moment  de  l'ouverture  du  Congrès. 
—  Déclaration  du  prince  de  Bismarck  concernant  le  but 
du  Congrès  et  les  dangers  qui  menacent  la  Turquie  en 
cas  de  non  réussite.  — •  Programme  du  Congrès  d'après 
les  Anglais.  — •  Raison  pour  laquelle  ils  refusent  de 
donner  aucune  explication  sur  l'Asie.  —  Tout  est  décidé 
d'avance,  même  l'affaire  de  Bosnie,  -r-  L'isolement  de 
la  Turquie.  —  Râle  imposé  à  ses  plénipotentiaires.  ■ — • 

•  Impossibilité  de  le  modifier.  — •  Inutilité  d'essayer  de 
lancer  un  programme  de  réformes.  —  Instructions  des 
plénipotentiaires  ottomans.  — -  Leurs  premières  dé- 
marches ont  pour   but  de  sauver   Varna.  —    Visite  de 


02    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

M.  de  Bismarck.  — •  Il  désire  assurer  V éi^acuation  de 
Varna.  —  Importance  de  sa  démarche.  • — •  Une  occasion 
perdue. 

III.  Bulgarie  et  Roumélie  orientale.  ■ —  Insuffisance  des 
protocoles.  —  Le  Congrès  décide  de  commencer  par  la 
Bulgarie.  —  Pourparlers  qui  ne  modifient  pas  le  fond 
de  la  question.  — •  Proposition  de  lord  Salisbury  qui  fait 
perdre  à  la  Turquie  Varna  et  Sofia  à  la  fois.  —  La 
parole  est  refusée  aux  plénipotentiaires  ottomans.  — 
Menaces  de  M.  de  Bismarck.  — •  Scène  regrettable.  — • 
Circonstances  qui  expliquent  les  impatiences  et  les  brus- 
queries du  prince  de  Bismarck.  — •  Situation  déplorable 
qui  en  résulte  pour  les  plénipotentiaires  ottomans.  — 
Impossibilité  pour  eux  de  conférer  avec  les  Anglais  déjà 
liés  par  le  mémorandum  Schouvaloff.  —  Villes  de 
garnison  dans  la  Roumélie  orientale.  — -  Milice.  —  Re- 
ligion du  gouverneur  général.  —  Confusion  créée  par 
V assimilation  du  régime  de  la  Roumélie  orientale  à  celui 
des  colonies  anglaises.  —  Autonomie  administrative.  — 
Bachi-bouzouks  et  Circassiens.  —  Tribut  de  la  Bulgarie. 
— ■  Erreur  des  Anglais  concernant  le  sandjak  de  Sofa. 
—  Ils  font  de  vains  efforts  pour  se  dégager  de  la  situa- 
tion désavantageuse  où  ils  se  sont  placés.  —  Là  situa-  . 
lion  des  plénipotentiaires  ottomans  empire  de  jour  en 
jour.  — •  La  route  stratégique  à  travers  le  sandjak  de 
Sofia  exclue  du  traité.  —  Attitude  des  plénipotentiaires 
russes  Gortchakov  et  Schouvaloff.  —  Opposition  active 
de  l'Autriche  aux  projets  russes.  ■ —  Hérédité  du  prince 
de  Bulgarie.  —  Clause  de  vassalité.  — •  Clauses  du  traité 
de  Berlin  relatives  à  la  Bulgarie  beaucoup  meilleures  que 
celles  du  traité  de  San-Stéfano. 

IV.  Bosnie  et  Herzégovine.  — ■  La  question  bulgare  ter- 
minée, M.  de  Bismarck  pense  que  toutes  les  autres 
peuvent  l'être  dans  un  jour.  —  Préliminaires  de  la  ques- 
tion de  Bosnie.  —  Entrevue  de  Reichstadt.  — ■  Mission 
Ignatiew.  —  Démarches  du  comte  Zichy  antérieures  au 


RAPPORT  SECRET  A  LA   S. -PORTE   63 

Congrès.    — ■   L'Autriche   participe   au    Congrès    après 
s'être  assurée  de  la  Bosnie.  —  Toutes  les  puissances 
jai'orahles  à  l'Autriche.  —  Voyant  la  situation  perdue, 
les   plénipotentiaires  ottomans  suggèrent  un  projet  de 
cession  partielle.  —  La  Porte  l'approuve  ;  Andrassy  le 
repousse.  — ■  Raisons  de  ce  refus.  —  Retard  de  nouvelles 
instructions.   —   Pression  exercée  par  les  Anglais   en 
faveur  de  l' Autriche.  —  Arrivée  des  instructions  de  la 
Porte.  — ■  Séance  du  28  juin.  — ■  Le  protocole  demeure 
ouvert.  —  Gravité  de  la  situation  créée  par  l'opposition 
des  plénipotentiaires  ottomans,  —  Projet  suggéré  par  le 
premier    plénipotentiaire.    —    Formule    de    déclaration 
proposée  par  les  trois  plénipotentiaires.  —  Changements 
introduits  à  Constantinople.  —  Comment  elle  est  faite 
au  Congrès.  —  Télégramme  de  la  Porte  signalant  une 
grande  effervescence  en  Bosnie.  —  La  Porte  demande 
que   l'Autriche  renonce   à   l'occupation.   —  L'Autriche 
encouragée  à  entrer  immédiatement  en  Bosnie.  ■ — ■  L'oc- 
cupation de  l'île  de  Chypre  stimule  sa  convoitise,  — 
Avant  l'arrivée  des  dernières  instructions  de  la  Porte 
le  Congrès  vote  l'article  relatif  à  la  Bosnie.  —  Discus- 
sion en  Congrès.  —  Isolement  des  plénipotentiaires  otto- 
mans. —  Entretien  avec  le  comte  Andrassy^  —  Projet 
de  convention  et  télégramme  de  la  Porte  arrivent  après 
la  votation  de  V article.  —  Situation  dans  la  journée  du 
11  juillet.  — •  Arrangement  de  l'article  duquel  il  résulte 
que  l'entente  se  fera  aussi  bien  pour  la  Bosnie  que  pour 
Novi-Bazar.  —  Nouvelles   instructions  de  la  Porte  et 
déclaration  obtenue  des  Autrichiens. 


M 


LE  PRINCE  DE  BISMARCK 


Le  Congrès  de  Berlin  a  été  complètement  dominé  par 
le  prince  de  Bismarck.  Les  protocoles  et  le  traité  qui  en 
sont  sortis  sont  en  grande  partie  V expression  de  ses 
idées,  de  ses  volontés  et  parfois  même  de  ses  impa- 
tiences. Il  n^en  pouvait  d'ailleurs  être  autrement.  Les 
événements  ont  fait  au  prince  une  position  tout  à  fait 
extraordinaire,  aussi  bien  en  Allemagne  que  dans  toute 
VEurope.  La  confiance  et  la  crainte  qu'il  inspire  sont 
générales.  En  Allemagne,  il  n'y  a  ni  prince  ni  fonc- 
tionnaire, quelque  haut  placé  qu'il  soit,  qui  se  permette 
d'émettre,  surtout  en  matière  de  politique  extérieure,  des 
opinions  contraires  à  celles  du  grand  chancelier. 
Le  prince  ne  reconnaît  d'autre  supérieur  que  l'empe- 

Bareilles  5 


66    RAPPORT   CARAT HÉODORY   PACHA 

reur^  à  la  condition  d'être  le  seul  interprète  de  ses  vo- 
lontés. Habitué  depuis  longtemps  à  la  plus  entière  indé- 
pendance, il  prend  la  moindre  observation  pour  une 
velléité  de'  résistance  qu'il  se  hâte  de  réprimer  avec  une 
impatience  nerveuse  et  une  volonté  de  fer. 

Choisi  pour  présider  le  Congrès  ou  plutôt  désigné  à  ces 
fonctions  par  la  nature  même  des  choses,  il  a  tenu  en 
toute  circonstance  à  garder  vis-à-vis  des  membres  du 
Congrès  cette  supériorité  qu'il  croyait  lui  revenir  à  bon 
droit.  Il  a  fait  sentir  à  tous,  quoique  à  des  degrés  diffé- 
rents, le  poids  de  son  autorité,  de  son  intelligence,  de 
son  habileté  consommée  et  aussi  de  sa  franchise  et  de  sa 
brusquerie  parfois  toute  militaire.  Arbitre  suprême  des 
questions  qui  y  étaient  agitées,  il  ne  s'est  jamais  cru 
astreint  à  observer  les  formalités  d'une  procédure  mi- 
nutieuse ;  il  a  le  plus  souvent  opiné  le  premier  et  sa 
voix  décidait  des  opinions  de  ses  collègues,  qu'il  re- 
cueillait ordinairement  d'un  simple  coup  d'œil  et  qu'il 
dictait  au  secrétariat  avec  une  précision  et  une  netteté 
admirables. 

Le  Congrès  délibérait  en  français.  Lord  Beaconsfield 
parlait  en  anglais,  mais  le  prince,  étant  familier  avec 
ces  deux  langues,  n'en  éprouvait  aucune  difficulté  et 
sa  parole  toujours  correcte,  quoique  parfois  un  peu 
lente,  montrait  qu'il  possédait  à  fond  la  langue  fran- 
çaise. En  somme,  le  prince  de  Bismarck  a  su  si  compté- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S.  -PORTE    67 

tentent  concentrer  en  lui  le  Congrès  dans  son  ensemble, 
qu^on  ne  peut  aujourd'hui  réellement  pas  dire  ce  quHl 
serait  arrivé  de  cette  haute  assemblée  politique  et  ce 
qui  en  serait  résulté  si  elle  n'avait  pas  eu  pour  président 
le  grand  chancelier  allemand.   Aussi,  en  présence  de 
V  influence  prépondérante  qu'il  y  a  exercée,  avons -nous 
lieu  de  regretter  profondément  qu'il  ait  apporté  à  cette 
œuvre  des  prédispositions  en  général  très  peu  favorables 
pour  nous.  C'est  un  point  qu'il  importe  de  constater, 
d'autant  plus  qu'une  collaboration  de  trente  jours  con- 
sécutifs  a  permis   aux  plénipotentiaires   ottomans   de 
connaître  les  sentiments  du  prince  à  cet  égard  beaucoup 
plus  exactement  que  cela  n'avait  été  le  cas  jusqu'ici,  la 
plupart  de  nos  ambassadeurs  n'ayant  pu,  par  suite  des 
usages  en  vigueur  au  ministère  des  Affaires  étrangères 
d'Allemagne,   qu'entrevoir  à  de  très  rares  intervalles 
cette  personnalité  extraordinaire  qui  joue  un  si  grand 
rôle  sur  la  scène  du  monde. 

On  dit  que  le  prince  est  tellement  dominé  par  l'ins- 
tinct politique  qu'à  proprement  parler  il  n'a  ni  amis  ni 
ennemis  de  cœur.  Cela  peut  être  vrai  en  général,  mais, 
pour  ce  qui  est  du  gouvernement  ottoman  et  de  la  Tur- 
quie, on  serait  disposé  à  croire  qu'il  apporte  dans  ses 
appréciations  un  fond  de  sentiments  personnels  destinés 
à  réagir  sur  son  jugement  d'homme  d'État.  M.  de  Bis- 
marck, sans  vouloir  examiner  le  détail  des  choses,  ne 


\ 


68    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

croit  pas  à  Vavenir  de  l'Empire  ottoman.  Il  ne  croit 
pas  davantage  à  la  sincérité  ou  à  V efficacité  de  nos 
réformes.  Il  n'a  qu'une  médiocre  estime  pour  le  gou- 
vernement ottoman  et  pour  sa  politique.  Il  n'a  aucune 
sympathie  pour  les  diverses  races  de  l'Orient.  Il  saisit 
avec  empressement  toute  circonstance  qui  tendrait  à 
prouver  que  le  progrès  véritable  est  impossible  chez 
nous  et  il  est  désagréablement  affecté  de  tout  ce  qui 
contrarie  cette  idée.  Ainsi,  lorsque^  à  propos  de  la  milice 
de  la  Roumélie  orientale,  Méhémed  Ali  pacha  émit 
l'opinion  que  l'existence  de  cette  milice  ne  pourrait  se 
concilier  avec  le  principe  de  l'exclusion  des  chrétiens  des 
rangs  de  l'armée  ottomane  qui  devait  sa  solidité  à  son 
homogénéité  religieuse,  M.  de  Bismarck  abonda  visible- 
ment dans  cette  idée.  Le  chancelier  de  l'État  qui  avait 
fait  pour  ainsi  dire  du  service  militaire  obligatoire  un 
dogme  politique  et  qui  lui  devait  ses  plus  grands  succès, 
se  complaisait  à  entendre  dire  que  la  Turquie  en  était 
encore  à  exclure  du  service  des  armes  la  moitié  de  sa 
population. 

Lorsque  plus  tard  il  fut  question  de  l'égalité  des  con- 
fessions dans  l'Empire  ottoman,  le  prince  insista  à  ce 
qu'on  ne  parlât  que  de  la  Turquie  d'Europe.  Les  plé- 
nipotentiaires ottomans  ayant  fait  remarquer  que  l'éga- 
lité des  cultes  avait  été  proclamée  par  le  sultan  pour 
tous  ses  sujets  indistinctement,  aussi  bien  pour  ceux  de 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   69 

la  Turquie  d'Europe  que  pour  ceux  de  la  Turquie  d'Asie^ 
et  ayant  insisté  pour  que  les  mots  en  Europe  qui  se 
trouvaient  dans  le  projet  primitif  fussent  omis,  le  prince 
fit  entendre  que  cet  argument  n'avait  à  ses  yeux  aucune 
valeur,  que  V égalité  des  confessions  en  Europe  était  déjà 
chose  assez  difficile  pour  s'en  contenter,  et  qu'il  ne  fallait 
pas  mêler  l'Asie  et  avoir  l'air  de  se  laisser  aller  à  des 
illusions.  Obligé  de  céder  sur  ce  point,  il  n'en  cessa  pas 
moins  de  répéter  qu'il  regrettait  beaucoup  que  le  Con- 
grès ne  se  fût  pas  borné  à  demander  l'égalité  pour  la 
Turquie  d'Europe. 

Une  autre  fois,  il  déclara  au  nom  de  l'empereur  qu'il 
lui  était  impossible  de  consentir  à  ce  que  les  chrétiens 
de  la  Turquie  d'Europe  n'obtinssent  pas  comme  un 
minimum  les  garanties  que  la  conférence  de  Constanti- 
nople  avait  voulu  leur  assurer  contre  les  abus  de  l'ad- 
ministration ottomane.  N'attachant  pas  une  impor- 
tance réelle  aux  stipulations  du  traité  de  Paris  qui  ont 
admis  la  Turquie  dans  le  concert  européen,  il  n'a  jamais 
fait  grand  cas  de  ses  droits  comme  puissance  européenne 
ni  de  ses  réclamations  contre  l'exlusion  dont  elle  aurait 
été  l'objet  lors  du  mémorandum  de  Berlin  et  du  proto- 
cole de  Londres.  Certes,  ce  n'est  pas  lui  qui  se  serait 
opposé  sérieusement  à  ce  que  la  Turquie  eût  été  exclue 
aussi  du  Congrès  de  Berlin. 

Intelligence  d'élite,  il  n'admet  pas  les  choses  à  demi' 


70    RAPPORT   CARATHéODORY  PACHA 

//  estimer  ait  y  peut-être  ^  un  Turc  du  vieux  régime.  Il 
comprend  bien  moins  le  Turc  progressiste  et  cherchant 
à  s'assimiler  à  la  civilisation  européenne^  parce  qu'il 
ne  croit  pas  à  la  sincérité  de  ses  déclarations.  Bien  des 
fois  pendant  le  Congrès  de  Berlin  on  a  eu  V occasion  de 
voir  la  manière  dont  M.  de  Bismarck  accueillait  les 
déclarations  si  sages  et  si  politiques  que  le  grand  vizir 
avait  chargé  les  plénipotentiaires  de  faire  en  faveur  de 
quelque  idée  générale  du  libérale.  Il  en  était  à  la  fois 
étonné  et  contrarié. 

La  diplomatie  de  la  Turquie  lui  paraît  aussi  peu 
solide  que  sa  politique  intérieure.  «  A  proprement  parler ^ 
disait-il  aux  plénipotentiaires  ottomans^  vous  n'avez 
pas  de  principes  dirigeants  dans  votre  diplomatie.  Vous 
vous  laissez  guider  par  V instinct,  selon  les  occasions. 
Vous  croyez  que  les  ennemis  de  vos  ennemis  sont  vos 
amis  y  règle  pour  la  plupart  du  temps  erronée,  inappli- 
cable surtout  en  Turquie  oïl  chaque  puissance  a  des 
intérêts  à  elle  et  pourtant  la  seule  que  la  Forte  semble 
suivre.  » 

Pour  ce  qui  est  des  populations  orientales,  voici 
quelques  traits  qui  donneront  une  idée  des  sentiments 
que  le  prince  chancelier  entretient  à  leur  égard  : 

La  discussion  sur  la  question  bulgare  se  prolongeant, 
le  prince  s'impatienta  :  «  Voilà  deux  jours,  dit-il,  que 
la  haute  Assemblée  discute  sur  la  question  bulgare.  C'est 


RAPPORT   SECRET  A  LA  S. -PORTE    7I 

là  un  honneur  auquel  les  Bulgares  ne  s'attendaient  pas. 
Pour  ce  qui  me  concerne^  je  ne  dissimule  pas  que,  comme 
plénipotentiaire  allemand,  je  prends  fort  peu  d'intérêt 
à  tous  ces  détails.  Nous  avons  décidé  qu'il  y  aura  une 
principauté  de  Bulgarie.  Nous  ne  savons  pas  si  Von 
trouvera  un  prince  de  Bulgarie  ;  si  on  le  trouve,  tant 
mieux,  mais  je  pense  qu'il  est  inutile  de  s'appesantir  sur 
ce  point  pas  plus  que  sur  le  point  de  savoir  de  quelle 
nature  sera  la  constitution  que  les  notables  bulgares 
élaboreront  à  Tirnova  et  sur  laquelle  mon  opinion  est 
déjà  faite.  » 

Un  autre  jour,  en  donnant  lecture  de  l'article  7  du 
traité  de  San-Stefano,  il  rencontre  dans  V énumération 
des  différentes  populations  non-bulgares  auxquelles  il 
s'agissait  de  garantir  les  droits  politiques,  la  désigna- 
tion de  Coutzo-Valaques.  «  Coutzo-Valaques,  dit-il, 
voilà  un  mot  qu'on  a  le  droit  d'effacer  »,  et  aussitôt  il 
passa  le  crayon  là- dessus. 

Salisbury  ayant  demandé  pour  la  seconde  fois  qu'on 
assignât  un  jour  pour  ce  qu'il  appelait  la  question  armé- 
nienne, «  encore  une  »,  s'écria  hautement  M.  de  Bis- 
marck, visiblement  impatienté. 

Les  plénipotentiaires  ottomans  et  russes  discutaient 
sur  le  nombre  des  Lazes  ;  les  Anglais  s'en  étant  mêlés  : 
«  Mylord,  dit  le  prince  s'adressant  à  Salisbury,  je  ne 
doute  pas  que  les  Lazes  ne  fassent  partie  des  intéres- 


72    RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

santés  populations  orientales.  Seulement  je  me  demande 
si  ça  vaut  réellement  la  peine  qu^on  leur  consacre  son 
temps,  surtout  aux  approches  de  la  canicule.  » 

Lorsqu^il  annonça  que  les  Roumains  seraient  enten- 
dus, il  ajouta  que  tout  écart  de  langage  auquel  MM.  Co- 
galniceano  et  Bratiano  se  laisseraient  entraîner  serait 
sévèrement  réprimé,  etc.,  etc. 

On  ne  saurait  dire  que  cette  disposition  d^esprit  du 
prince  de  Bismarck  soit  due  à  l'influence  des  idées  reli- 
gieuses. L'élément  religieux  est  peut-être  pour  quelque 
chose  dans  les  décisions  de  V empereur  ;  mais  chez  le 
prince  chancelier,  on  n'en  voit  pas  trace,  ou  bien  il 
est  complètement  transformé  sous  une  couleur  politique. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  prince  de  Bismarck  ne  manque 
aucune  occasion  de  faire  voir  qu'à  son  avis  la  question 
orientale,  en  tant  que  se  rapportant  à  des  peuples  et  à 
des  formes  de  gouvernement  placés  en  quelque  sorte 
en  dehors  du  cercle  de  la  civilisation  européenne  et 
n'ayant  aucun  avenir,  ne  doit  intéresser  l'Europe  que 
par  les  conséquences  qu'elle  peut  avoir  sur  les  relations 
des  grandes  puissances  européennes  entre  elles.  C'est  à 
ce  titre  seulement  qu'il  ne  dédaigne  pas  de  s'en  occuper 
et  qu'il  en  fait  même  un  objet  de  préoccupations  très 
sérieuses.  C'est  dans  cet  ordre  d'idées  aussi  qu'il  a  désiré 
le  Congrès  dès  qu'il  a  craint  de  voir  la  paix  troublée  à 
la  suite  du  traité  de  San-Stefano,  qu'il  a  aidé  à  en 


RAPPORT  SECRET  A  LA  S. -PORTE    73 

assurer  la  réunion  et  le  succès  dans  la  période  quHl  a 
précédé^  et  c'est  sous  Vempire  des  mêmes  idées  qu^il  a 
travaillé  pendant  toute  sa  durée,  s'ejforçant  de  calmer 
les  prétentiofis  rivales  des  Cabinets  européens  et  d'écarter 
compte  oiseuse  et  inutile  toute  question  qui  n'était  pas 
de  nature  à  influer  directement  sur  les  relations  diplo- 
matiques des  puissances. 

En  parlant  ainsi  y  nous  n'entendons  signaler  que  les 
motifs  immédiats  de  l'attitude  que  le  prince  avait  prise 
vis-à-vis  du  Congrès.  Quant  aux  idées  de  politique 
générale  au  profit  desquelles  il  était  décidé  à  utiliser  le 
Congrès,  c'est  là  une  question  qui  mériterait  un  examen 
tout  spécial. 


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LA  SITUATION  AU  MOMENT 
DE    UOUVERTURE    DU    CONGRÈS 


Lé  Congrès  tint  sa  séance  d'ouverture  le  i^juin  1878, 
à  2  heures  de  Vaprès-midi.  Les  plénipotentiaires  otto- 
mans arrivèrent  à  Berlin  dans  la  nuit  et  s'empressèrent, 
dès  le  lendemain,  de  faire  leurs  visites  à  leurs  collègues. 
Ils  ne  purent  voir  les  plénipotentiaires  russes,  mais  les 
conversations  qu'ils  eurent  avec  M.  de  Bismarck,  ainsi 
qu'avec  les  plénipotentiaires  anglais  et  le  comte  An- 
drassy,  furent  très  instructives  pour  eux.  M.  de  Bis- 
marck leur  dit  : 

«  Vous  trouverez  en  moi  plus  de  franchise  qu'en  au- 
cun autre.  Je  ne  pas  veux  vous  cacher  la  situation.  Si 
vous  croyez  que  le  Congrès  s'est  réuni  pour  la  Turquie, 


7o    RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

détrompez-vous.  Le  traité  de  San-Stefano  serait  resté 
tel  qu^il  a  été  stipulé  entre  la  Turquie  et  la  Russie  s^il 
n'avait  pas  touché  à  certains  intérêts  d'ordre  européen. 
C*est  en  vue  du  règlement  de  ces  intérêts  que  les  puis- 
sances se  sont  réunies  en  un  Congrès  dont  j'ai  accepté 
la  présidence.  Dans  le  règlement  de  ces  difficultés,  il  est 
possible,  il  est  même  naturel  que  la  sévérité  de  certaines 
clauses  du  traité  de  San-Stefano  soit  adoucie  ;  vous 
en  profiterez  dans  cette  mesure.  Mais  si  vous  voulez 
aller  au  delà,  vous  n'aboutirez  pas,  car,  encore  une  fois, 
le  Congrès  de  Berlin  ne  se  réunit  pas  pour  la  Turquie. 
Maintenant  il  y  a  des  sujets  du  sultan  qui  pensent  que 
dans  ces  conditions  il  vaudrait  mieux  recommencer  ou 
plutôt  continuer  la  guerre.  Ceux-là  aussi  se  trompe?tt. 
D'abord  je  ne  sais  si  la  résistance  de  la  Turquie  pour- 
rait provoquer  une  guerre  entre  les  puissances  ou  entre 
quelques-unes  d'entre  elles.  Mais  quand  cela  serait,  il 
n'y  aurait  pas  de  plus  grand  malheur  pour  la  Turquie. 
Le  traité  de  San-Stefano  a  profondément  mutilé  l'Em- 
pire ottoman,  mais  il  l'a  laissé  subsister.  Le  Congrès 
modérera  nécessairement,  comme  je  vous  l'ai  dit,  la 
rigueur  de  ce  traité.  Mais  si  une  guerre  européenne 
éclatait,  le  résultat  en  serait  tout  à  fait  désastreux  pour 
le  sultan  qui,  après  tout,  reste  aujourd'hui  un  grand 
souverain  i?idépendant.  Une  guerre  européenne  pour- 
rait être  avantageuse  pour  telle  puissance,  désavanta- 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S. -PORTE         77 

geuse  pour  telle  autre.  Le  fait  certain  c'est  que  la 
Turquie  n'y  trouvera  que  la  ruine.  » 

Les  plénipotentiaires  anglais  fournirent  des  explica- 
tions plus  détaillées  sur  les  travaux  du  Congrès.  Ils 
dirent  tout  d'abord  que  le  Congrès  procéderait  à  la 
constitution  au  nord  des  Balkans  d'une  principauté 
bulgare  indépendante,  mais  tributaire,  c'est-à-dire, 
d'après  l'interprétation  spirituelle  de  lord  Beaconsfield^ 
ne  payant  même  pas  de  tribut  ;  qu'au  sud  des  Balkans 
on,  formerait  une  province  autonome  et  tributaire  ;  que 
les  côtes  de  la  mer  Egée  seraient  laissées  à  la  Turquie 
qui  aurait  aussi  la  garde  des  Balkans  et  verrait  ainsi 
rétablie  l'unité  de  son  territoire,  et  que  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine  seraient  cédées  à  l'Autriche. 

Pour  ce  qui  est  de  l'Asie,  ils  se  refusèrent  à  entrer 
dans  aucune  explication.  Ils  eurent  simplement  l'air  de 
suggérer  l'idée  d'une  alliance  anglo-turque.  C'était  là 
pour  eux  une  manière  de  vérifier  si  les  plénipotentiaires 
ottomans  connaissaient  ou  non  la  convention  du  4  juin 
qui  venait  d'être  signée  à  Constantinople.  Quand  ils 
virent  que  les  plénipotentiaires  ottomans  n'en  soup- 
çonnaient même  pas  l'existence,  ils  se  turent  et  lord  Bea- 
consfield  s'excusa  de  ne  pouvoir  entrer  pour  le  moment 
dans  aucun  détail  relatif  à  l'Asie.  Pourtant,  un  incident 
des  discussions  du  Congrès,  qui  sera  rapporté  plus  loin  et 
qui  n'est  pas  consigné  dans  les  procès-verbaux ^  prouvera 


78    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

que  le  règlement  de  la  question  asiatique^  d'après  lequel 
la  Turquie  ne  devait  rentrer  qu'en  possession  de  la 
vallée  seule  d'Alashguerd,  que  ce  règlement^  disons- 
nous,  était  déjà  une  affaire  décidée. 

Quant  au  comte  Andrassy,  il  ne  se  fit  aucun  scrupule 
de  dire  aux  plénipotentiaires  ottomans  que  Von  traînait 
à  Constantinople  l'affaire  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégo- 
vine qui,  d'après  lui,  aurait  déjà  dû  être  terminée. 

Ces  informations  constituaient  pour  les  plénipoten- 
tiaires ottomans  des  révélations  aussi  catégoriques 
qu'accablantes.  Il  devenait  évident,  en  effet,  que  le 
Congrès  se  réunissait,  non  seulement  avec  un  programme 
arrêté  dont  la  Turquie  n'avait  pas  eu  connaissance, 
mais  aussi,  ce  qui  était  plus  grave  encore,  avec  des  dé- 
cisions prises  d'avance  entre  les  puissances  appelées  à 
y  jouer  le  premier  rôle.  Ce  n'était  qu'après  être  tombés 
d'accord  sur  les  bases  que  l'on  avait  consenti  à  aller  à 
Berlin  et  l'Allemagne,  de  son  côté,  n  avait  consenti  à 
faire  ses  invitations  qu'après  s'être  assurée  du  succès 
final  de  la  réunion  des  plénipotentiaires. 

Le  mémorandum  anglo-russe  que  le  Globe  divulgua 
bientôt  après  a  démontré  la  justesse  de  l'appréciation 
des  plénipotentiaires  ottomans  et,  bien  que  jusqu  à  ce 
jour  aucun  document  n^ait  paru  constatant  que  la 
cession  de  la  Bosnie  et  de  l  Herzégovine  eût  été  décidée 
avant  le  Congrès,  le  langage  si  catégorique  des  pléni- 


RAPPORT  SECRET  A   LA   S.  -PORTE   79 

potentiaires  anglais,  Vattitude  de  M.  de  Bismarck  et 
Vassurance  que  le  comte  Andrassy  montra  sur  ce  point 
dès  ses  premières  ouvertures  font  croire  fermement  que 
de  même  que  Vaccord  entre  V Angleterre  et  la  Russie 
avait  été  constaté  d^avance  dans  le  mémorandum  du 
30  mai  qui  était  évidemment  de  la  connaissance  de 
V Autriche,  de  même  aussi  cette  puissance  s'était,  avant 
d'envoyer  ses  plénipotentiaires  à  Berlin,  assuré  en  ce 
qui  concerne  la  cession  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine 
le  consentement  de  l'Angleterre,  de  l'Allemagne  et 
peut-être  aussi  de  la  Russie  moyennant  quelque  mémo- 
randum ou  quelque  document  analogue  qui  est  resté 
jusqu'ici  secret,  mais  qui  n'en  doit  pas  moins  exister. 

Une  autre  vérité  qui  se  dégageait  encore  plus  claire- 
ment de  ce  premier  échange  d'idées,  c'était  l'isolement 
complet  dans  lequel  la  Turquie  se  trouvait  dès  le  com- 
mencement du  Congrès.  Du  moment  que  les  puissances 
les  plus  particulièrement  intéressées  s'étaient  mises 
d'accord  pour  envisager  le  traité  de  San-Stefano,  non 
pas  au  point  de  vue  des  intérêts  de  la  Turquie,  mais 
bien  au  point  de  vue  de  leurs  propres  intérêts  et  que,  de 
plus,  elles  s'étaient  concertées  sur  la  manière  dont 
devaient  être  résolues  les  questions  les  plus  importantes, 
que  restait-il  à  faire  aux  plénipotentiaires  ottomans  ? 

Essayer  de  renverser  l'édifice  élevé  par  les  Cabinets 
de  Londres^   de   Saint-Pétersbourg,   de  Berlin  et  de 


8o    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Vienne  pour  y  substituer  du  coup  quelque  combinaison 
nouvelle^  c'eût  été  une  tentative  qui,  non  seulement 
n'aurait  eu  aucune  chance  de  succès,  mais  qui  aurait  pu 
entraîner  pour  leur  pays  les  plus  fatales  conséquences. 
Au  moindre  indice  de  pareilles  dispositions  de  leur 
part,  Von  n'aurait  pas  manqué  de  les  accuser  de  chercher 
à  troubler  le  concert  européen,  à  susciter  des  embarras 
et  M.  de  Bismarck,  tout  le  premier,  aurait  proposé 
d'adopter  à  l'égard  des  plénipotejitiaires  de  la  Porte 
une  attitude  qui  les  mît  dans  V impossibilité  de  nuire  à 
la  marche  des  travaux  du  Congrès.  Déjà,  des  télé- 
grammes officieux  insérés  dans  les  journaux  de  Berlin 
dénonçaient  les  plénipotentiaires  ottomans  comme  un 
élément  perturbateur  ;  on  faisait  courir  mille  faux  bruits 
sur  la  nature  de  leurs  instructions.  D'un  autre  côté,  les 
avertissements  ne  leur  étaient  pas  épargnés.  On  leur 
faisait  dire  par  certains  journalistes  bien  connus  que  la 
Turquie  devant  nécessairement  s'opposer  à  toute  pro- 
position d'arrangement,  ses  plénipotentiaires  ne  sau- 
raient avoir  dans  le  Congrès  la  liberté  de  la  parole  au 
même  degré  que  les  représentants  des  autres  puissances 
impartiales  et  désintéressées.  Cette  idée  ne  prévalut 
pas  en  définitive  ;  mais  M.  de  Bismarck  n'en  retint  pas 
moins  comme  règle  immuable  que,  pour  la  marche  rapide 
des  travaux  du  Congrès,  il  valait  mieux  tenir  les  pléni- 
potentiaires ottomans  en  dehors  des  réunions  particu- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    8l 

Hères  des  puissances  et  qu'il  ne  fallait  pas  s'arrêter  à 
la  discussion  des  idées  que  les  plénipotentiaires  ottomans 
émettraient  sur  les  points  fondamentaux  de  Ventente 
européenne.  Les  dispositions  du  prince  sur  ce  chapitre 
semblèrent  tellement  peu  rassurantes  au  premier  mo- 
ment, que  les  plénipotentiaires  français  ne  cachèrent 
pas  à  leurs  collègues  ottomans  que^  comme  la  parole  leur 
serait  très  probablement  refusée  la  plupart  du  tempSy  il 
vaudrait  mieux  pour  eux,  au  lieu  de  s'exposer  à  des 
refus  humiliants,  renoncer  tout  d'abord  à  entrer  dans 
des  développements  et  se  borner  à  intercaler  dans  les 
discussions  de  leurs  collègues  de  simples  dénégations 
telles  que  non,  nous  n'admettons  pas  cela,  telle  n'est 
pas  notre  opinion,  etc. 

Les  plénipotentiaires  ottomans  ne  se  résignèrent  pas 
à  un  pareil  rôle.  Ils  espérèrent  qu'avec  du  tact,  de  la 
modération  et  de  la  fermeté,  ils  parviendraient  à  se 
faire  dans  le  Congrès  une  position  plus  conforme  à  la 
dignité  de  leur  gouvernement  que  celle  qu'on  entendait 
leur  assigner.  Les  protocoles  montrent  s'ils  y  ont  réussi. 

Mais  la  situation  politique  n'en  était  pas  moins 
claire.  Subir  en  principe  le  programme  arrêté  entre  les 
puissances,  tâcher  de  sortir  de  l'isolement  auquel  on 
semblait  condamné,  essayer  de  gagner  sur  les  détails  et 
de  profiter  des  incidents  imprévus  que  le  hasard  des 
discussions  pouvait  amener,  faire  pencher  dans  les  déli- 

Bareilles  .6 


82    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

hérations  douteuses  la  balance  du  côté  le  moins  défavo- 
rable pour  l'Empire  ottoman^  telle  était  la  seule  issue 
qui  fut  laissée  à  la  Turquie  et  dès  le  commencement  il 
n'y  en  a  pas  eu  d'autre.  Des  personnes  peu  au  fait  de  la 
situation  diront  peut-être  qu'en  prenant,  aussitôt  arrivés 
à  Berlin,  telle  ou  telle  attitude,  ou  l'initiative  d'une 
proposition  ou  d*un  programme  de  réformes  quelconque, 
en  se  plaçant,  par  conséquent^  sur  le  terrain  du  traité 
de  Parisy  les  plénipotentiaires  ottomans  auraient  pu 
modifier  la  situation  en  faveur  de  la  Turquie,  C'est  là 
une  idée  erronée  et  ceux  qui  la  soutiendraient  se  feraient 
sur  la  nature  et  le  but  du  Congrès  des  illusions  étranges. 
Le  Congrès,  nous  l'avons  dit,  recherchait  les  moyens 
de  satisfaire  les  exigences  de  la  Russie  sans  trop  profon- 
dément léser  les  intérêts  européens.  Il  n'aurait  jamais 
admis  que  la  Russie  pût  être  satisfaite  si,  pour  tout 
résultat  de  cette  grande  guerre,  on  lui  présentait  tout 
simplement  des  réformes  calculées  pour  profiter  à  la  Tur- 
quie. Cela  est  si  vrai  que^  lorsque  les  plénipotentiaires 
ottomans  parlèrent  de  réformes  à  leurs  collègues  d'An- 
gleterre, ceux-ci  les  dissuadèrent  de  rien  tenter  dans 
cette  direction.  «  //  n'y  a  pas  de  réforme,  leur  dirent-ils, 
qui  puisse  dispenser  des  arrangements  pris  entre  les 
gouvernements  européens  ;  et  même  si  indépendamment 
de  ces  arrangements  vous  communiquiez  au  Congrès  des 
réformes  y  celui-ci  ne  s'en  tiendra  pas  pour  content  et  il 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    83 

voudra  aller  au  delà.  Réservez  donc  vos  réformes  pour 
après  le  Congrès.  » 

D'ailleurs,  les  instructions  verbales,  et  il  n'y  en  eut 
pas  d'autres,  que  le  premier  plénipotentiaire  ottoman 
avait  reçues  de  la  part  de  Sa  Majesté  et  de  son  Altesse 
le  grand  vizir  et  qu'il  se  hâta  de  communiquer  à  ses 
collègues,  étaient  beaucoup  plus  pratiques  et  beaucoup 
plus  conformes  à  la  situation  qui  se  présentait  à  Berlin. 
Ces  instructions  se  résumaient,  en  effet,  à  cinq  points  : 
1°  Obtenir  la  ligne  des  Balkans  ; 
2°  Conserver  à  l'Empire  la  forteresse  de  Varna; 
30  Empêcher  une  extension  trop  grande  du  Monté- 
négro et  de  la  Serbie  du  côté  de  l'Albanie  ; 

40  Obtenir  la  rétrocession  de  Batoum  et  de  la  vallée 
d'Alashguerd  en  Asie  ; 

50  Libérer  la  Turquie  de  toute  indemnité  pécuniaire 
envers  la  Russie. 

Or,  le  programme  développé  par  les  plénipo- 
tentiaires anglais^  à  tout  prendre,  ne  contenait  pour 
le  moment  qu'un  seul  point  réellement  contraire  à 
ces  instructions  :  c'était  celui  concernant  Varna.  Les 
Anglais  avaient  évidemment  abandonné  cette  ville  à  la 
principauté  de  Bulgarie.  Les  plénipotentiaires  ottomans 
crurent,  par  conséquent,  que  le  parti  le  plus  pratique 
était  de  faire  immédiatement  les  démarches  les  plus 
actives  pour  tâcher  de  sauver  Varna  et  son  territoire. 


84   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Ils  en  parlèrent  à  tous  les  membres  du  Congrès  et  leur 
insistance  parut  surtout  ébranler  les  Anglais  qui  pro- 
mirent de  faire  tout  leur  possible  dans  ce  sens  Des 
informations  transmises  à  la  Porte  par  nos  ambassa- 
deurs de  Londres  et  de  Vienne  et  par  la  Porte  à  ses 
plénipotentiaires  à  Berlin,  représentaient,  il  est  vraiy 
que  les  deux  Cabinets  étaient  fort  disposés  à  appuyer 
la  Turquie  dans  une  demande  qui  aurait  pour  effet  de 
lui  conserver  toutes  les  forteresses  du  Danube.  U ambas- 
sade de  Londres,  notamment,  recommandait  comme  très 
admissible  un  partage  longitudinal  de  la  Bulgarie  qui 
aurait  laissé  à  la  Turquie  le  quadrilatère  et  toute  la 
partie  orientale  du  vilayet  du  Danube  depuis  la  mer 
Noire  jusqu'à  la  Yantra.  Mais  il  ne  fallut  pas  long- 
temps aux  plénipotentiaires  ottomans  pour  se  convaincre 
qu'une  pareille  proposition  n'obtiendrait  même  pas  les 
honneurs  d'une  discussion  sérieuse  de  la  part  des  pléni- 
potentiaires d'Autriche  et  d'Angleterre.  Force  leur  fut 
donc  de  restreindre  leurs  efforts  et  leurs  démarches  à  la 
conservation  de  Varna,  seul  objectif  qu'ils  pouvaient 
raisonnablement  se  proposer,  d'autant  plus  qu'à  ce 
moment  on  ne  savait  pas  encore  jusqu'à  quel  point  les 
Anglais  se  considéraient  liés  par  les  énonciations  du 
mémorandum  publié  par  le  Globe  et  que  lord  Salisbury 
persistait,  on  n'a  jamais  su  pourquoi,  à  déclarer  inexact. 
D'ailleurs,  les  plénipotentiaires  ottomans  ne  préten- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    85 

datent  pas  avoir  Varna  sans  fournir  une  compensation 
équitable  et  ils  firent  connaître  tout  d'abord  aux  mi- 
nistres anglais  qu^en  vue  de  la  conservation  de  cette 
forteresse  et  à  cette  condition,  le  gouvernement  ottoman 
serait  fort  disposé  à  faire  des  sacrifices  du  côté  de  Sofia. 
Les  concessions  auxquelles  ils  se  soumettraient  ainsi 
volontiers  mettaient  entre  les  mains  des  plénipoten- 
tiaires anglais  les  moyens  d^effectuer  rechange  si  vive- 
ment désiré  par  la  Porte.  Il  n'y  avait  là  rien  que  de 
très  raisonnable  y  de  très  possible  et  le  fait  est  que  les  plé~ 
nipotentiaires  ottomans  eurent  la  satisfaction  de  voir 
leurs  idées  partagées  par  lord  Beaconsfield  et  qu'un 
effort  sérieux  fut  tenté  dans  ce  sens  par  les  Anglais  qui, 
cette  fois-ci,  essayèrent  de  franchir  le  cercle  dans  lequel 
ils  s'étaient  renfermés  par  la  conclusion  du  mémoran- 
dum. La  sincérité  de  leurs  efforts  est  prouvée  par  cela 
même  que  la  question  de  Varna  fut  tenue  en  suspens 
jusqu'à  la  quatrième  séance  du  Congrès  et  plus  encore 
par  l'incident  que  nous  allons  rapporter  : 

Dans  la  soirée  du  15  au  16  juin,  les  plénipotentiaires 
ottomans  reçurent  à  9  heures  ijz  la  visite  de  S.  A  le 
prince  de  Bismarck  en  casque,  circonstance  qui  donnait 
à  la  visite  un  caractère  officiel.  Le  prince  leur  déclara 
tout  d'abord  que  le  but  des  explications  dans  lesquelles 
il  allait  entrer  était  de  les  persuader  quHl  fallait  au 
plus  tôt  livrer  Varna  aux  Russes,  ou  au  moins  convenir 


86       RAPPORT      CARATHÉODORY      PACHA 

d'un  terme  très  rapproché  pour  V évacuation.  Il  leur 
représenta  que  Varna  était  irrévocablement  perdue 
pour  la  Turquie,  que  les  efforts  que  nous  faisions  pour  la 
conserver  devaient  rester  infructueux,  que  si  des  membres 
du  Congrès  tenaient  sur  ce  point  un  autre  langage  ils 
se  faisaient  des  illusions  que  la  réalité  des  faits  allait 
bientôt  dissiper  et,  qu'enfin  c'était  là,  pour  nous,  le  seul 
moyen  d'obtenir  la  retraite  de  l'armée  russe  et  de  nous 
assurer  ainsi  un  avantage  réel  et  très  important.  Il  parla 
sur  ce  ton  pendant  plus  d'une  heure  et  on  peut  dire  qu'il 
épuisa  le  sujet.  Une  visite  si  prolongée,  une  conversa- 
tion si  soutenue  de  la  part  du  prince  était  un  événement. 
Il  y  avait  là,  à  ne  pouvoir  pas  s'y  tromper,  une  affaire 
d'une  portée  réelle  qui  fut  aisément  saisie  par  les  pléni- 
potentiaires ottomans. 

On  sait,  en  effet,  que  dans  la  séance  d'ouverture, 
immédiatement  après  la  constitution  du  bureau,  lord 
Beaconsfield,  prenant  la  parole,  insista  vivement  sur 
la  nécessité  d'éloigner  les  Russes  des  environs  de  Cons- 
tantinople.  Il  en  discourut  pendant  plus  d'une  demi- 
heure.  Les  Russes  y  opposèrent  quelques  faux-fuyants, 
ainsi  que  Schouvaloff  l'avoua  plus  tard,  ne  voulant  pas 
déclarer  ouvertement  qu'ils  ne  s'en  iraient  de  devant 
Constantinople  que  si  Varna  leur  était  livrée.  Sur  la 
proposition  de  M.  de  Bismarck,  la  discussion  fut 
ajournée,  mais  le  marquis  de  Salisbury,  en  parlant  plus 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    87 

tard  de  cet  incident  aux  plénipotentiaires  ottomans^  ne 
leur  cacha  pas  que  les  Anglais  avaient  complètement 
renoncé  à  y  revenir  parce  que  le  prince  leur  avait 
donné  tort  et  qu'il  avait  décidé  que  cette  question  ne 
serait  pas  traitée  en  Congrès. 

Dès  Vouverture  du  Congrès,  un  mot  du  président 
avait  suffi  pour  réduire  à  néant  les  arguments  de  droit 
et  de  fait  que  lord  Beaconsfield  avait  développés  avec 
tant  d'éloquence  en  faveur  de  la  retraite  de  l'armée 
russe  des  environs  de  Constantinople .  Mais,  tout  en 
étant  parvenu  à  écarter  ainsi  du  coup  un  sujet  de  dis- 
cussion des  plus  épineux,  le  prince  ne  ferma  pas  les 
yeux  sur  les  dangers  résultant  de  la  présence  des  Russes 
et  des  Anglais  devant  Constantinople  et  de  la  posses- 
sion de  Varna  par  nos  troupes.  S'il  parvenait  à  per- 
suader la  Turquie  de  se  dessaisir  de  Varna,  il  ne  doutait 
pas  qu'il  n'eiit  été  à  même  de  régler  d'une  manière 
satisfaisante  la  retraite  de  l'armée  russe  et  de  la  flotte 
anglaise.  Par  cela  même  la  reprise  des  hostilités  deve- 
nait impossible,  et  la  paix  était  ainsi  assurée  grâce  aux 
arrangements  intervenus  antérieurement  entre  les  puis- 
sances sur  les  points  principaux.  Le  monde  aurait  dit 
que  quelques  jours  seulement  avaient  suffi  à  M.  de  Bis- 
marck pour  résoudre  pacifiquement  un  problème  poli- 
tique des  plus  grands,  des  plus  ardus  et  lui  en  aurait 
attribué  tout  le  mérite.  D'un  autre  côté,  une  fois  ces 


88    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

difjicultés  brûlantes  mises  de  côté,  il  s'opérait  sous  les 
auspices  de  V Allemagne  entre  les  Russes  et  les  Turcs 
un  rapprochement  naturel  qui  devait  faciliter  singuliè- 
rement les  arrangements  à  prendre.  Cette  perspective 
était  aussi  probable  que  brillante  et  Von  comprend  bien 
que  Fait  tentée  M.  de  Bismarck.  Certes,  en  prenant  en 
considération  le  résultat  auquel  le  traité  de  Berlin  a 
abouti,  on  ne  demeure  que  trop  persuadé  des  avantages 
que  la  Turquie  aurait  pu  recueillir  si,  à  ce  moment-là, 
les  plénipotentiaires  ottomans  avaient  été  à  même  de 
remettre  Varna  dans  les  mains  du  prince  de  Bismarck. 
Ils  se  seraient  bien  certainement  acquis  son  appui  au 
sein  du  Congrès  et  bien  des  questions  auraient  pu  rece- 
voir une  solution  fort  différente  de  celle  qu'elles  ont 
reçue. 

Malheureusement,  les  plénipotentiaires  ottomans 
étaient  liés  par  leurs  instructions  qui  leur  prescrivaient 
de  tout  faire  pour  sauver  Varna.  Une  manœuvre  aussi 
hardie  que  celle  qui  aurait  pu  donner  satisfaction  à 
M.  de  Bismarck  excédait  de  beaucoup  leurs  pouvoirs  et 
l'initiative  qu'ils  pouvaient  raisonnablement  assumer. 
Il  est  bon  d'ajouter  aussi  que  Mehmed  Ali  pacha,  pro- 
fondément convaincu  de  la  grande  importance  straté- 
gique de  Varna,  était,  comme  de  juste,  fort  hésitant  à 
l'endroit  de  toute  combinaison  qui  aurait  eu  pour  effet 
de  nous  dessaisir.^  dès  le  début  du  Congrès  et  lorsque  après 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    89 

tout  rien  notait  encore  assez  clair ^  de  la  possession  de 
cette  place.  Les  plénipotentiaires  ottomans  en  réfé- 
rèrent à  leur  Gouvernement  et  Von  sait  que  ce  ne  fut 
que  bien  plus  tard  que  V évacuation  de  Varna  a  pu  enfin 
être  réglée.  Pour  le  moment  même  la  démarche  du 
prince  de  Bismarck  resta  sans  résultat.  La  visite  et  les 
propositions  que  le  comte  Schouvaloff  leur  fit  le  lende- 
main n'eurent  pas  un  sort  meilleur  et  ils  se  trouvèrent, 
par  là,  dans  V impossibilité  de  tirer  profit  de  Vévacua- 
tion  de  Varna  exécutée  à  propos,  soit  pour  s'assurer 
jusqu'à  un  certain  point  les  bonnes  grâces  de  M.  de 
Bismarck,  soit  pour  opérer  un  rapprochement  avec  les 
Russes  dans  le  sein  du  Congrès.  Bien  plus,  M.  de  Bis- 
marck ne  put  que  se  sentir  froissé  de  l'insuccès  de  sa 
démarche.  Les  Russes  nous  croyant  désormais  indisso- 
lublement attachés  à  la  politique  anglaise,  n'essayèrent 
plus  de  s'entendre  avec  nous  et  le  respect  que  la  Su- 
blime—Porte montra  au  sentiment  populaire  qui,  chez 
nous,  faisait  regarder  l'évacuation  de  Varna  comme  un 
acte  antipatriotique,  fit  perdre  au  gouvernement  la 
seule  occasion  qui  se  fût  offerte  à  lui  pour  changer  dans 
une  certaine  mesure  le  courant  qui  dominait  dans  le 
Congrès.  Nul  doute  que  l'insistance  des  Anglais  à  nous 
conserver  Varna  n'ait  provoqué  la  démarche  de  M.  de 
Bismarck.  Malheureusement  il  est  tout  aussi  certain 
qu'en  nous  laissant  aller  à  l'espoir  que  leurs  efforts 


90    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

aboutiraient^  nom  avons  perdu  à  la  fois  et  la  forteresse 
et  les  avantages  que  nous  aurait  procurés  son  évacua- 
tion au  moment  où.  le  prince  nous  la  proposa.  Tout  cela 
se  passait  dans  Vintervalle  de  la  première  à  la  seconde 
séance  du  Congrès^  et  les  détails  qui  précèdent  servent  à 
éclairer  la  situation  que  les  plénipotentiaires  ottomans 
trouvèrent  à  leur  arrivée  à  Berlin. 


m%B 


/// 


BULGARIE  ET  ROUMÉLIE  ORIENTALE 


Notre  but  n*est  pas  de  retracer  ici  la  marche  des 
délibérations  du  CongrèSy  mais  plutôt  de  fournir  sur 
l'ensemble  de  chaque  question  quelques  détails  qui  com- 
pléteront Vidée  qu'ont  pu  déjà  s'en  faire  les  personnes 
qui  ont  lu  les  protocoles. 

Ceux-ci  rapportent  fidèlement  les  travaux  du  Con- 
grès et  en  donnent  le  résumé  officiel  ;  maisy  sous  l'en- 
veloppe diplomatique  qui  en  recouvre  uniformément 
toutes  les  parties ^  on  a  peine  à  saisir  la  physionomie  vraie 
des  débats.  En  outre,  les  protocoles  n'étaient  pas  relus 
en  séance  et  l'on  se  permettait  souvent  d'y  introduire 
après  coup  des  modifications  très  importantes.  Ces  mo- 
difications   mettaient    quelquefois    les  plénipotentiaires 


92    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Ottomans  dans  rembarras.  Ils  réclamaient  auprès  du 
secrétariat.  Celui-ci  se  montrait  très  empressé  à  ad- 
mettre les  additions  et  les  corrections  proposées  par  les 
plénipotentiaires  ottomans  en  ce  qui  les  concernait  ; 
mais,  en  revanche,  il  se  montrait  bien  moins  accommo- 
dant lorsque  les  plénipotentiaires  ottomans  voulaient 
voir  rétablir  les  passages  modifiés  dans  les  discours  des 
autres  membres  et  surtout  dans  ceux  du  président. 

Le  Congrès  consacra  ses  premières  séances  à  la  dis- 
cussion de  V admission  des  délégués  helléniques  et  de  la 
manière  dont  devaient  être  formulées  les  questions  se 
rattachant  à  la  Grèce.  Ce  n'était  là,  toutefois,  qu'un 
prologue  destiné  à  donner  le  temps  aux  plénipoten- 
tiaires de  la  Russie,  de  la  Grande-Bretagne  et  de  V Au- 
triche-Hongrie de  s'entendre  entre  eux  sur  la  question 
bulgare.  La  question  hellénique  est  venue  bien  plus  tard 
devant  le  Congrès  sous  sa  forme  définitive,  de  sorte 
qu'en  réalité  on  peut  dire  que  c'est  par  la  constitution 
de  la  principauté  de  Bulgarie  et  de  la  province  auto- 
nome de  la  Roumélie  orientale  que  le  Congrès  débuta 
dans  ses  travaux. 

Cette  marche  était  logique  ;  la  difficulté  bulgare  était 
la  principale.  Une  fois  cette  difficidté  surmontée, 
l'issue  pacifique  des  négociations  pendantes  n'aurait  plus 
fait  l'objet  de  doute  sérieux.  Certes,  pour  la  Turquie, 
pour  qui  les  autres  questions  aussi  présentaient^  surtout 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    93 

dans  leur  ensemble,  un  intérêt  majeur,  V ordre  inverse 
qui  eût  réservé  la  question  de  la  Bulgarie  pour  la  fin  et 
lui  eût  ainsi  ménagé  le  moyen  de  faire  surgir,  selon  les 
circonstances,  une  grosse  difficulté  européenne,  eût  été 
préférable  à  tous  égards.  Mais  les  plénipotentiaires 
ottomans  ne  furent  guère  consultés  sur  ce  point  pas  plus 
que  sur  bien  d'autres  ;  il  ne  leur  restait  qu'à  subir  le 
programme  arrêté. 

Les  pourparlers  entre  les  plénipotentiaires  des  trois 
puissances  principalement  intéressées  dans  la  ques- 
tion bulgare  (pour  nous  servir  de  l'expression  du 
prince)  et  auxquels  la  Turquie  ne  fut  admise  à  prendre 
aucune  part,  se  prolongèrent  jusqu'au  commencement 
de  la  quatrième  séance  qui  fut  tenue  le  22  juin,  les 
Russes  ayant  déclaré  qu'ils  n'entreprendraient  la  dis- 
cussion concernant  la  principauté  de  Bulgarie  au  nord 
des  Balkans  qu'autant  qu'on  se  serait  préalablement 
mis  d'accord  sur  les  bases  de  la  constitution  de  la  pro- 
vince à  former  au  sud  des  Balkans.  Nous  ne  saurions 
dire  au  juste  en  quoi  ces  pourparlers  ont  consisté.  En 
ville  on  disait  que  les  Anglais  se  montraient  très  roides 
et  que  tout  pouvait  être  rompu  d'un  moment  à  l'autre  ; 
mais  le  mémorandum  de  Londres  avait  déjà  donné  les 
bases  de  l'entente.  Le  résultat  a  prouvé  qu'on  a  tenu  à 
ne  pas  s'en  écarter.  On  peut  donc  avancer  sans  crainte 
de  se  tromper  que  les  débats  particuliers  sur  la  question 


94   RAPPORT   CARATHÉODORY  PACHA 

bulgare  entre  la  Russie  et  V Angleterre  ont  consisté 
bien  plus  dans  V  arrangement  des  détails  auxquels  le 
mémorandum  laissait  une  large  marge  qu'en  une  dis- 
cussion sérieuse  de  la  question  de  fond.  C'est  ce  qui 
arriva  plus  tard  pour  l'Asie  aussi.  Le  22  au  matin  on 
prétendait  que  rien  n'était  arrêté  ;  à  midi  y  on  annon- 
çait, au  contraire,  que  l'entente  était  effectuée  et  bientôt 
après  lord  Salisbury  donnait  lecture  au  Congrès  de  sa 
grande  proposition  qui  se  trouve  consignée  dans  le  pro- 
tocole IV  et  par  laquelle  il  confirmait  la  formation 
d'une  principauté  de  Bulgarie  au  nord  des  Balkans  et 
celle  d'une  province  autonome^  sous  la  dénomination 
de  la  Roumélie  orientale,  au  sud  des  Balkans,  en  aban- 
donnant à  la  principauté  la  place  de  Varna  et  le  sandjak 
de  Sofia,  à  la  condition  que  les  Russes,  de  leur  côté,  ne 
feraient  pas  comprendre  dans  la  Roumélie  orientale  les 
bassins  de  Mesta  et  de  Struma-Carassou.  Lord  Salis- 
bury donna  très  rapidement  lecture  de  sa  proposition. 
Le  comte  Schouvaloff  et  le  comte  Andrassy  ajoutèrent 
quelques  paroles  auxquelles  le  protocole  a  donné  plus 
de  corps  qu'elles  n'en  avaient  en  réalité  et  qui,  au  fond, 
n'expliquaient  rien.  Quant  aux  plénipotentiaires  des 
autres  puissances,  ils  gardèrent  le  silence. 

Les  plénipotentiaires  ottomans  étaient  atterrés. 
Quelques  heures  auparavant  on  leur  assurait  que  la 
question  de  Varna  était  fortement  discutée  et  mainte- 


RAPPORT  SECRET  A  LA  S. -PORTE    95 

nant  ils  entendaient  V Angleterre  proclamer  du  coup 
l'abandon  de  Varna  et  du  sandjak  de  Sofia  à  la  princi- 
pauté de  Bulgarie,  se  contenter  en  retour  de  l'exclusion 
des  bassins  de  Mesta  et  de  Struma-Carassou  des  limites 
de  la  Roumélie  orientale^  ce  dont  on  n'avait  pas  entendu 
parler  jusqu'alors^  et  proposer  la  formation  en  dehors 
de  la  principauté  de  Bulgarie  d'une  province  autonome 
avec  frontières,  milice  locale,  etc. 

Le  premier  plénipotentiaire  ottoman  pensa  que   ce 
qu'on  pouvait  faire  de  mieux  dans  ce  moment  était  de 
gagner  au  moins  quelques  heures  pour  se  rendre,  si  pos- 
sible, un  compte  plus  exact  de  l  ensemble  de  la  proposi- 
tion et  aussi  des  moyens  auxquels  on  pourrait  avoir 
recours  pour  en  atténuer  la  portée.  Deux  jours  aupara- 
vant, causant  avec  M.  Waddington,  il  lui  avait  exprimé 
combien  il  serait  utile  que  la  discussion  en  Congrès 
permît  aux  différents  plénipotentiaires  de  formuler  leur 
avis  après  mûr  examen,  et  M.   Waddington  lui  avait 
certifié  que,  notamment,  pour  ce  qui  était  de  Varna  et 
du  sandjak  de  Sofia,  le  Congrès  ne  se  serait  prononcée 
qu'à  bon  escient  et  après  avoir  entendu  toutes  les  expli- 
cations  statistiques,  géographiques,   administratives  et 
autres  que  les  plénipotentiaires  ottomans  se  déclaraient 
prêts  à  fournir  afin  de  mieux  éclairer  les  délibérations 
de  la  haute  Assemblée.  D'un  autre  côté,  le  Congrès, 
dans   une    de   ses  précédentes   séances,    avait   adopté 


g6        RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

comme  règle  de  procédure  que  toute  proposition  serait 
imprimée  et  distribi/,ée  avant  la  séance  dans  laquelle 
elle  devrait  être  discutée.  Pour  toutes  ,ces  raisons,  le 
premier  plénipotentiaire  ottoman  se  hasarda  de  de- 
mander, non  pas  qu^on  lui  réservât  le  droit  de  parler 
plus  tard,  comme  il  est  dit  dans  le  procès-verbal,  mais 
s'il  était  absolument  nécessaire  de  se  prononcer  immé- 
diatement sur  la  proposition  Salisbury,  et  dans  le  cas 
où  il  faudrait  aborder  la  discussion  sans  retard,  s'il  ne 
lui  serait  pas  permis  de  prendre  une  connaissance  plus 
exacte  du  texte  qui  venait  d'être  lu  avec  une  rapidité 
telle  qu'il  n'avait  pu  en  saisir  bien  toutes  les  parties. 

La  proposition  du  premier  plénipotentiaire  ottoman 
n'avait  donc  rien  que  de  très  naturel.  Néanmoins,  les 
quelques  paroles  qu'il  prononça  dans  cette  circonstance 
suffirent  pour  lui  attirer  la  colère  du  président.  Le  dis- 
cours que  le  protocole  (page  '])  fait  tenir  au  prince 
ri  est  pas  le  véritable.  M.  de  Bismarck  commença  par 
dire  très  rudement  au  plénipotentiaire  ottoman  que,  s'il 
avait  à  parler,  il  devait  le  faire  sur-le-champ  et  sans 
aucun  retard.  «  Cependant,  ajouta- t-il,  je  ne  puis 
admettre  que,  même  dans  le  cas  oîi  le  plénipotentiaire 
ottoman  voudrait  prendre  la  parole  immédiatement,  il 
s'en  servît  pour  présenter  des  objections  ;  il  n'en  a  pas 
le  droit  puisque  son  gouvernement  a  signé  le  traité  de 
San-Stefano  et  qu'il  aurait  mauvaise  grâce  à  venir 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    97 

aujourd'hui  critiquer  les  concessions  dont  VEurope 
accorde  le  bénéfice  à  la  Turquie.  Une  pareille  attitude 
vis-à-vis  d'une  combinaison  européenne  indiquerait  de 
la  part  du  plénipotentiaire  ottoman  Vintention  d'en- 
traver la  marche  des  travaux  du  Congrès.  Je  ne  pour- 
rais- la  tolérer^  et  si  les  plénipotentiaires  ottomans  y 
persistent,  je  déclare  que  je  me  verrai  obligé  et  que  je 
suis  prêt  à  donner  une  sanction  pratique  à  mes  obser- 
vations »   (textuel). 

Le  ton,  le  geste  et  le  regard  ajoutaient  encore  à  la 
sévérité  de  ces  paroles.  Le  plénipotentiaire  ottoman 
s'aperçut  qu'en  présence  d'une  pareille  opposition  de  la 
part  du  président,  il  eût  été  dangereux  de  persister  à 
revenir  immédiatement  sur  les  questions  qui  faisaient  le 
fond  de  la  proposition  Salisbury.  Bien  à  tort,  sans  doute, 
le  président  s'était  trop  avancé  pour  pouvoir  reculer 
dans  le  moment  même.  La  prudence  conseillait  d'éviter 
un  conflit.  Aussi,  tout  en  gardant  la  parole  afin  de  ne 
point  établir  un  précédent  fâcheux,  le  plénipotentiaire 
ottoman  se  contenta-t-il  de  présenter  quelques  observa- 
tions générales  sur  la  bonne  harmonie  qui  avait  existé 
depuis  un  temps  immémorial  entre  les  populations  bul- 
gares et  les  autorités  ottomanes  et  qui  n'avait  été  trou- 
blée qu'à  une  époque  relativement  récente,  et  il  fit,  par 
là,  une  critique  indirecte  de  cette  prétetidue  incompati- 
bilité des  autorités  ottomanes  avec  les  populations  bul- 

l^AREILLES  7 


98    RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

gares  qui  avait  servi  de  hase  à  la  création  de  la  Roumélie 
orientale.  Le  reste  de  la  séance  offrit  peu  d'intérêt.  On 
se  borna  à  présenter  quelques  observations  sur  la  milice 
et  M.  Waddington  fut  prié  et  chargé  de  trouver  une 
rédaction  conciliante  pour  les  points  sur  lesquels  les 
plénipotentiaires  russes  et  anglais  étaient  encore  en 
divergence. 

La  violence  du  langage  dont  il  s'était  servi  vis-à-vis 
du  plénipotentiaire  ottoman  dans  cette  circonstance  ne 
pouvait  échapper  à  M.  de  Bismarck  lui-même.  Dans 
le  projet  de  protocole  qui  fut  communiqué  aux  plénipo- 
tentiaires on  avait  retranché  la  moitié  de  son  discours 
et  mitigé  de  beaucoup  Vautre  moitié.  Plus  tard,  on 
modifia  très  sensiblement  encore  ce  qui  avait  été  inséré 
dans  le  projet  de  protocole  imprimé^  de  sorte  que  le 
texte  actuel  ne  peut  plus  même  donner  ne  fût-ce  qu'une 
idée  du  caractère  impératif  et  comminatoire  de  V admo- 
nestation qu'il  adressa  au  plénipotentiaire  ottoman  et 
qui,  dans  toute  autre  circonstance,  eût  dû  être  relevée 
par  tout  le  Congrès.  Malheureusement,  lord  Beacons- 
field  ne  comprenait  pas  bien  le  français  et  lord  Salisbury, 
à  ce  qu'il  dit  plus  tard,  n'avait  pas  entendu.  Cependant, 
leurs  collègues  entendirent  si  bien  les  paroles  prononcées 
par  M.  de  Bismarck  que,  jugeant  l'incident  encore  plus 
grave  qu'il  ne  l'était  et  pensant  que  les  plénipotentiaires 
ottomans    étaient    complètement    et    irrémédiablement 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE    99 

perdus  dans  Vespnt  du  tout-puissant  chancelier,  se 
montrèrent  à  leur  égard  très  réservés.  Le  soir  même  de 
V incident,  les  plénipotentiaires  ottomans  ,  qui  assistaient 
à  la  soirée  de  V ambassade  de  France,  eurent  lieu  de 
s'en  apercevoir.  Leurs  rt^pports  avec  leurs  collègues  ne 
reprirent  leur  caractère  normal  qu'après  qu'ils  eurent 
reconquis  à  force  de  patience  leur  position  primitive 
dans  le  Congrès. 

Maintenai^t,  il  est  facile  de  se  rendre  compte  des 
motifs  de  la  scène  qui  venait  de  se  passer  au  Congrès. 
Dans  l'intervalle  qui  s'était  écoulé  depuis  la  visite  quHl 
avait  faite  aux  plénipotentiaires  ottomans^  le  prince 
chancelier  s'était  convaincu  que  ses  propositions  con- 
cernant Varna  n'aboutiraient  pas.  En  pesant  sur  les 
Anglais,  il  les  avait  décidés  à  se  désister  dans  la  matinée 
du  jour  même  de  la  quatrième  séance  de  IHdée  d^  con- 
server Varna  à  la  Turquie,  et  à  formuler  pour  la  Rou- 
mélie  orientale  des  propositions  parfaitement  acceptables 
pour  les  Russes.  Permettre  dans  ces  circonstances  aux 
plénipotentiaires  ottomans  de  prendre  la  parole,  c'était, 
aux  yeux  du  prince,  courir  le  risque  de  laisser  rouvrir 
la  question  de  Varna  et  mettre  en  discussion  les  idées 
fondamentales  de  'a  réorganisation  de  la  Roumélie 
orientale.  Une  fois  les  débats  ouverts,  les  puissances 
non  directement  intéressées  auraient  pu  aussi,  de  leur 
côté,  intervenir  et  donner  à  l'affaire  un  caractère  autre 


ÏOO  RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

que  celui  d'un  arrangement  entre  la  Russie  et  V Angle- 
terre, sur  les  bases  formulées  dans  le  mémorandum, 
caractère  que  le  président  tenait  à  lui  maintenir. 

La  sortie  du  prince  de  Bismarck  71' exerça  pas,  en 
ejjet,  son  influence  sur  les  plénipotentiaires  ottomans 
seulement.  Les  plénipotentiaires  des  autres  puissances  en 
firent  aussi  largement  leur  profit.  Dès  lors,  le  caractère 
général  des  délibérations  du  Congrès  fut  nettement 
dessiné.  Elles  ne  devaient  servir,  après  tout,  qu'à  faire 
revêtir  d'une  sanction  européenne  et  à  faire  enregistrer 
solennellement  les  arrangements  pris  en  dehors  du  Con- 
grès sous  la  direction  du  prince  par  la  Russie  et  l'An- 
gleterre et  souvent  par  l'Autriche  aussi.  La  Turquie 
était  complètement  tenue  à  l'écart  de  ces  échanges 
intimes  d'idées  ;  car,  disait-on,  ayant  signé  le  traité 
de  San-Stefano,  elle  ne  devait  pas  être  placée  dans  la 
pénible  nécessité  d'opter  entre  sa  signature  et  son  in- 
térêt. «  On  ne  vient  pas  au  Congrès  pour  discuter  », 
disait  le  prince  bien  souvent  ;  et  si  quelqu'un  essayait 
de  continuer,  il  s'impatientait,  exposait  l'état  de  sa 
santé,  parlait  des  affaires  urgentes  qui  ne  lui  permet- 
taient pas  de  présider  pendant  longtemps  encore  les 
séances  et  concluait  en  formulant  l'opinion  de  la  haute 
Assemblée  telle  qu'il  la  comprenait,  tout  en  réservant 
au  dissident  de  protester  s'il  le  croyait  nécessaire,  ce 
que  naturellement  chacu?i  évitait  de  faire. 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   lOI 

Cette  hâte  que  le  prince  de  Bismarck  mettait  à  voir 
aboutir  les  travaux  du  Congrès  était-elle,  après  tout, 
aussi  étrange  qu^on  a  voulu  le  dire  ?  Nous  ne  le  pensons 
pas  pourvu  que  Von  se  place  au  même  point  de  vue  que 
celui  du  chancelier  allemand.  Pour  lui,  et  le  résultat  a 
prouvé  que  son  opinion  a  prévalu,  il  n'y  avait  qu'un 
but  raisonnable  à  se  proposer  :  celui  de  prévenir  la 
guerre  qui  avait  menacé  d'éclater  entre  l'Angleterre  et 
la  Russie.  On  dit  qu'il  avait  vivement  critiqué  la  Russie 
de  s'être  arrêtée  à  mi-chemin  et  de  n'avoir  su  ni  s'ar- 
ranger avec  la  Porte  ni  se  présenter  devant  l'Europe 
avec  un  résultat  net.  Mais,  de  ce  que  la  politique  de  la 
Russie  n'avait  pas  été  d'une  logique  si  rigoureuse,  ce 
n'était  pas  une  raison,  aux  yeux  de  M.  de  Bismarck, 
pour  tenir  un  compte  exact  des  exigences  et  des  conve- 
nances de  la  Turquie  dans  les  décisions  à  prendre.  Un 
tel  procédé  eût  éternisé  les  efforts  et  les  luttes  dans  le 
sein  du  Congrès.  «  Si  nous  voulions  aplanir  toutes  les 
difficultés^  disait-il,  nous  en  aurions  pour  cent  ans.  r. 

Or,  les  considérations  tirées  de  la  situation  du  gou- 
vernement ottoman  écartées  et  du  moment  que  les  prin- 
cipaux points  de  l'arrangement  à  intervenir  entre 
l'Angleterre  et  la  Russie  avaient  été  fixés  dans  le  mé- 
morandum, il  ne  restait  pas  réellement  place  à  des 
divergences  sérieuses  et  M.  de  Bismarck  avait  raison 
de  croire  qu'avec  un  peu  de  bonne  volonté  Russes  et 


102   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Anglais  pouvaient  s'entendre  à  très  bref  délai  et  ne  pas 
le  faire  attendre  plus  que  de  raison.  Une  semaine, 
disait-on,  lui  avait  paru  suffisante  pour  tout  finir.  Tel 
fie  pouvait  évidemment  être  l'avis  des  plénipotentiaires 
ottomans.  Aussi  est-ce  à  eux  que  M.  de  Bismarck  s'en 
prenait  toutes  les  fois  que  les  débats  ne  marchaient  pas 
avec  la  rapidité  qu'il  aurait  désirée.  Il  y  a  eU  très  peu 
de  questions  traitées  au  Congrès  qui  n'aient  foufni 
au  premier  plénipotentiaire  ottoman  l'honneur  de 
quelque  grave  réprimande  de  la  part  du  prince  chance- 
liÉtf  réprimande  à  laquelle  le  plénipotentiaire  ottoman 
croyait  ne  devoir  opposer  que  la  résistance  la  plus  ré- 
servée, le  caractère  emporté  du  prince  ne  permettant 
pas  de  douter  que  la  moindfé  vivacité  de  la  part  de  son 
interlocuteur  n'amenât  des  conséquences  qUi  eussent 
infailliblement  rejailli  sur  la  cause  qu'il  avait  mission 
de  représenter.  Cependant  il  est  bon  de  noter  que  les 
anecdote^  et  les  récita  que  les  journaux  se  sont  plu  à 
répandre  sUr  ce  point  ne  iont  pas  tous  vfais  et  qUe  ja- 
mais le  plénipotentiaire  ottoman  ne  s'est  départi  envers 
M.  de  Bismarck  des  convenances  qui  pouvaient  lui  êtfe 
dues.  M.  de  Bismarch^  de  son  côté,  donna  à  plUHeUfs 
reprises  au  plénipotentiaire  ottoman  des  preuves  visibles 
d'attention  personnelle  ;  malheureusement  les  questions 
et,  par  conséquent,  aussi  les  occasions  de  conflit  se 
succédaient  avec  une  rapidité  telle  que  le  temps  matériel 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   IO3 

a  presque  toujours  manqué  pour  utiliser^  au  profit  des 
questions  que  le  Congrès  a  eu  à  agiter,  les  bonnes  rela- 
tions personnelles  qui,  malgré  tout,  se  maintinrent  jus- 
qu'au bout. 

En  tout  cas,  les  télégrammes  adressés  de  Berlin  à 
Constantinople  expliquaient  au  ministère  Impérial 
d^une  manière  très  claire  la  situation  personnelle  des 
plénipotentiaires  ottomans  au  sein  du  Congrès.  Le  pre- 
mier plénipotentiaire  ottoman  alla  même  jusqu'à  de- 
mander son  remplacement  ;  mais  le  ministère  crut 
devoir  refuser  sa  demande.  Ses  collègues  en  étaient 
également  ajfectés. 

Après  la  quatrième  séance  ils  en  étaient  venus  à 
craindre  que  le  Congrès  ne  leur  permît  plus  du  tout  de 
faire  entendre  leur  voix.  Dans  cette  prévision  ils  pré- 
parèrent un  document  dans  lequel  ils  donnaient  sous 
forme  de  propositions  succinctes  les  idées  de  leur  gou- 
vernement sur  toutes  les  questions  soulevées  par  le 
traité  de  San-Stefano.  Ils  convinrent  de  porter  ce 
document  sur  eux  dans  le  Congrès  et,  si  le  Prince  renou- 
velait encore  la  scène  de  la  quatrième  séance,  de  le 
déposer  entre  les  mains  du  secrétariat  et  de  déclarer 
que^  du  moment  qu'on  ne  les  laissait  pas  parler,  il  ne 
leur  restait  plus,  pour  mettre  à  couvert  leur  propre 
responsabilité  vis-à-vis  de  leur  gouvernement,  qu'à 
remettre  par  écrit  leurs  propositions  en  bloc  afin  que  le 


104   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Congrès  prît,  lorsquHl  le  voudrait,  connaissance  de  la 
manière  de  voir  de  la  Turquie,  Le  cas  ne  se  présenta 
pas  ;  mais  les  mesures  extrêmes  auxquelles  les  plénipo- 
tentiaires ottomans  étaient  réduits  font  comprendre 
combien  ils  ressentaieiit  vivement  ce  que  leur  situation 
avait  de  précaire. 

Revenons  aux  questions  de  la  principauté  de  Bul- 
garie et  de  la  Roumélie  orientale.  Les  dépêches  du 
ministère  Impérial  portaient  aux  plénipotentiaires  otto- 
mans l'ordre  de  conformer  leur  attitude  sur  ce  point  à 
celle  des  plénipotentiaires  anglais  et  les  plénipotentiaires 
ottomans  donnèrent  plein  cours  à  ces  instructions.  Dans 
les  séances  du  Congrès,  ils  votaient  systématiquement 
avec  les  Anglais,  sauf  bien  entendu  les  cas  oîi  la  situa- 
tion particulière  de  leur  gouvernement  leur  imposait  la  , 
nécessité  de  maintenir  V indépendance  de  leur  vote.  Ils. 
témoignaient  à  lord  Beaconsfield  et  à  lord  Salisbury  la 
confiance  la  plus  illimitée  ;  ils  se  mettaient  partout  et 
toujours  à  leur  disposition.  Malheureusement,  une 
coopération  intime,  une  entente  préalable  sur  les  détails 
entre  les  plénipotentiaires  anglais  et  ottomans  rencon- 
trait dans  le  mémorandum  de  Londres  un  obstacle 
insurmontable. 

Il  était  toujours  facile  de  tomber  d'accord  avec  lord 
Beaconsfield.  Sa  mission  à  Berlin,  disait-il,  n'était  pas 
de  faire  de  la  diplomatie.  Une  fois  la  garde  des  Bal- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   105 

kans  et  celle  des  détroits  assurées  au  sultan,  il  laissait 
le  reste  à  lord  Salisbury.  Celui-ci  était  animé  des 
meilleurs  sentiments  ;  mais  il  était  engagé  à  ne  pas 
s'écarter  des  stipulations  du  mémorandum,  et  ces  stipu- 
lations paraissaient  très  dures  aux  plénipotentiaires 
ottomans.  On  en  jugera  facilement  par  ce  qui  suit  : 

La  retraite  des  troupes  ottomanes  de  la  Roumélie 
orientale  décidée  en  principe,  on  agita  la  question  de 
savoir  si  Von  ne  pouvait  pas  désigner  dans  la  province 
certaines  villes  de  garnison,  c'est-à-dire  des  villes  ou 
les  troupes  turques  auraient  la  faculté  de  séjourner.  Le 
protocole  de  la  quatrième  séance  prouve  que  le  prince 
de  Bismarck  n'était  pas  contraire  à  cette  idée.  Les  plé- 
nipotentiaires ottomans  y  tenaient  énormément.  M.  Wad- 
dington,  chargé  de  formuler  V accord  entre  les  plénipo- 
tentiaires anglais  et  russes,  s'y  montra  favorable  et, 
dans  son  projet,  il  désigna  comme  telles  trois  villes  de 
la  Roumélie  orientale.  Mais  ces  villes  de  garnison 
étaient  exclues  d'après  le  mémorandum.  Voici,  en 
effet,  ce  dont  les  Anglais  et  les  Russes  y  étaient  convenus. 

((  Art.  5.  —  L'empereur  de  Russie  attache  une  im- 
portance toute  particulière  au  retrait  de  l'armée  turque 
de  la  Bulgarie  méridionale.  Sa  Majesté  ne  verrait 
aucune  sécurité  ni  garantie  pour  l'avenir  de  la  popula- 
tion bulgare  si  les  troupes  turques  y  étaient  maintenues.  » 

«  Lord   'Salisbury   accepte   la   retraite   des    troupes 


I06   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

turques  de  la  Bulgarie  méridionale,  Htais  la  Russie  n'ob- 
jectera pas  à  ce  qUe  le  Congrès  statue  sur  le  mode  et  les 
cas  où  il  serait  permis  aux  troupes  turques  d'entrer 
dans  la  province  méridionale  pour  résister  à  VinsUr- 
rection  ou  à  l*invasion  Soit  en  état  d'exécution  ou  à 
l'état  de  menace. 

«  Toutefois,  l'Angleterre  Se  résef've  d'insister  au 
Congrès  sur  le  droit  pour  le  sultan  de  pouvoir  cantonner 
des  troupes  sur  les  frontières  de  la  Bulgarie  méridio- 
nale. 

«  Le  représentant  de  la  Russie  iê  réserve  au  Congrès 
une  complète  liberté  dans  ta  discussion  de  cette  dernière 
proposition  de  lord  SalisbUry.  » 

Les  Anglais  se  trouvèrent  donc  dans  l'impossibilité 
de  maintenir  hs  villes  de  garnison  sans  contrevenir  au 
mémorandum  et,  comme  les  autres  puissances  s'y  mon- 
traient indifférentes,  l'idée  des  villes  de  garnison  fut 
abandonnée. 

Les  explications  fournies  par  Mehmed  Ali  pacha, 
surtout  en  dehors  du  Congrès,  firent  voir  très  clairement 
que  la  formation  d'une  milice  était  superflue  et  dange- 
reuse. LëS  autres  puissances  étaient  disposées  à  n'ad- 
mettre qu'une' gendarmerie  locale.  Mais  l'article  6  du 
mémorandum  était  catégorique. 

f(  Lé  gouvernement  britannique,  y  était-il  dit,  de- 
mande que  les  chefs  supérieurs  de  la  milice  dans  la  Bul- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   107 

garie  méridionale  soient  fiorfiméi  pat  la  Pofte  avec 
r assentiment  de  VEurope.  « 

U Afigleiefre  était  liée  et  tout  ce  qiie  M.  Waddington 
et  les  Autrichiens  purent  faire,  ce  fut  d^ introduire  à  côté 
de  la  fnilice  la  gendarmefie . 

Pour  là  religion  du  gouvertteur  général  de  la  RoU- 
mélie  orientale,  le  premier  pléftipotentiaifé  ottomùn 
admettait  bien  quHl  ne  fût  pas  fhusUlfHan  et  que  le 
vœu  des  puissances  fût  iHséfé  dans  le  protocole  ;  mais 
il  objectait  contre  l'insertion  dan^  le  texte  du  traité 
d'une  clause  frappant  d'exclusion  de  ce  poste  toute 
personne  professant  la  religion  musulmane.  Il  y  rele- 
vait une  contradiction  flagrante  entre  cette  disposition 
et  la  règle  de  V égalité  des  confessions  et  des  cultes  que 
le  Congrès  cherchait  à  faire  prévaloir  en  toute  circons- 
tance. 

Lord  Beaconsfield  s'exprima  en  dehors  dU  Congrès 
bien  des  fois  dans  ce  sens,  et,  de  fait,  durant  toute  la 
discussion  du  Cohgrès  sur  la  RoUniélie  orientale,  on  ne 
toucha  guère  à  la  religion  du  gouverneur  général.  Dans 
la  Commission  de  rédaction  cependant,  les  Russes  obli- 
gèrent les  Anglais  eux-mêmes  à  en  faire  la  proposition. 
Le  plénipotentiaire  ottoman  s'y  Opposa  en  alléguant  des 
raisonnements  auxquels  on  ne  trouva  rieH  à  redire. 
Lorsque  la  question  fut  portée  au  Congrès,  le  premier 
plénipotentiaire  ottoman  ne  fit  que  l'effleurer  eh  réitt- 


I08   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

mant  en  peu  de  mots  les  arguments  développés  déjà 
dans  la  Commission  de  rédaction^  et  cela  parce  que 
r expérience  lui  avait  appris  qu^en  présence  du  désir 
du  Congrès  de  ménager  la  susceptibilité  des  Russes,  il 
valait  mieux  argumenter  par  suggestion  plutôt  que 
d'une  manière  trop  directe.  Le  Congrès  hésitait  ;  Meh- 
med  Ali  pacha,  ayant  pris  la  parole,  y  insista,  de  son 
côté,  d'une  façon  qui  montrait  qu'il  ne  se  rendait  pas 
un  compte  exact  de  la  délicatesse  que  présentait  sur  ce 
point  sa  position  personnelle.  A  ce  moment,  lord  Salis- 
bury  ne  put  rien  dire,  lié  qu'il  était  par  le  texte  du 
mémorandum  qui  portait  les  mots  avec  un  gouverneur 
chrétien  ;  ce  que  voyant,  le  prince  de  Bismarck,  qui 
ne  voulait  à  aucun  prix  revenir  sur  les  points  convenus 
entre  les  Anglais  et  les  Russes,  déclara  au  nom  de  la 
haute  Assemblée  que  l'article  devait  être  maintenu  tel 
qu'il  a  été  consigné  dans  le  traité.  Plus,  tard,  à  propos 
de  l'article  17,  lord  Salisbury  essaya  de  signaler 
l'inutilité  de  la  claust  relative  à  la  religion  du  gouver- 
neur général  de  la  Roumélie  orientale.  Mais  il  reçut 
pour  réponse  que  d'abord  ce  point  avait  été  déjà  tratiché 
et,  que.,  en  second  lieu,  cette  clause  avait  été  proposée 
par  les  plénipotentiaires  anglais  eux-mêmes. 

Cependant,  c'est  surtout  au  sujet  du  regimbe  à  intro- 
duire dans  la  Roumélie  orientale  qua  les  énonciations 
du  mémorandum  exercèrent  une  influence  regrettable. 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   IO9 

C'est  à  Vanalogie  que  le  mémorandum  établissait  entre 
le  régime  futur  de  cette  province  et  celui  des  colonies 
anglaises  que  Von  doit  de  n'avoir  pu  tirer  au  clair  la 
nature  de  V administration  dont  elle  serait  dotée.  Les 
plénipotentiaires  ottomans  cherchaient  à  persuader 
leurs  collègues  que  du  moment  où  la  Roumélie  orientale 
n'était  ni  plus  ni  moins  qu'une  province  privilégiée  de 
l'Empire  ottoman,  il  suffirait  d'établir  dans  le  traité 
seulement  les  points  pour  lesquels  elle  allait  se  trouver, 
en  vertu  des  décisions  du  Congrès,  dans  une  position 
différente  de  celle  des  autres  provinces  de  l'Empire.  Ces 
privilèges  d'exception  comprenaient  l'interdiction  de 
séjour  pour  les ,  troupes  ottomanes,  la  formation  d'une 
milice  et  d'une  gendarmerie  propres,  la  durée  quinquen- 
nale des  fonctions  du  gouverneur  général,  sa  nomina- 
tion avec  l'assentiment  des  puissances  et  la  clause  rela- 
tive à  sa  religion.  Pour  tout  le  reste,  les  plénipoten- 
tiaires ottomans  croyaient  toute  mention  inutile  et 
même  dangereuse  en  ce  sens  que  l'article  20,  par  exemple, 
en  disant  que  les  conventions  commerciales  conclues  par 
la  Porte  seront  valables  pour  la  Roumélie  orientale  et 
que  la  liberté  religieuse  y  sera  respectée  ;  que  cet  article, 
disons-nous,  présentait  l'inconvénient  de  faire  croire 
peut-être  que  pour  tout  le  reste  la  Roumélie  orientale 
sera  libre  de  légiférer  comme  elle  l'entend.  Sur  ce  point, 
on  était  parvenu  à  persuader  M.   Waddington,  ainsi 


IIO   RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

que  cela  résulte  de  la  discussion  relatée  dans  les  proto- 
coles au  sujet  de  la  liberté  des  cultes. 

Néanmoins,  les  plénipotentiaires  anglais,  engagés 
d'honneur  par  le  ptémorandum  Schouvalojf,  devaient 
désormais  subir  l'idée  de  V assimilation  de  la  Roumélie 
orientale  mx  colonies  anglaises  et  si,  d'un  coté,  ils 
purent  éviter  de  ^e  prononcer  catégoriquement  l4-dessus, 
ik  ne  voulurent  point^  de  Vautre,  et  cela  se  conçoit  aisé- 
ment, suivre  la  voie  indiquée  par  les  plénipotentiaires 
ottomans.  Ils  s'arrêtèrent  entre  les  deux  extrêmes.  De 
là  le  vague  d(fns  kquel  les  dispositions  du  traité  ont 
laissé  le  régime  à  appliquer  à  la  Roumélie  orientale 
dont  le  vrai  caractère,  demeuré  à  l'état  de  question 
ouverte,  devra  être  déterminé  par  la,  Commission  d'or- 
ganisation. 

Les  termes  de  l'article  13  qui  consacrent  l'autonomie 
administrative  de  la  Roumélie  orientale  sont  aussi  en- 
tièrement dus  à  l'initiative  de  M.  Odo  Russell,  dans  la 
Commission  de  rédaction,  sur  les  instructions  de  lord 
Salisbury  et  comme  conséquence  du  mémorandum- 

}Si  nous  avQns  relevé  ces  détails  ,  c'étqit  pour  mieux 
montrer  les  obstacles  que  la  bonne  volonté  incontes- 
table que  les  plénipotentiaires  anglais  mettaient  à 
Berlin  au  service  de  la  cause  de  la  Turquie  rencontrait 
dans  les  engagements  antérieurs  contractés  par  l'An- 
gleterre et  pour  lesquels  les  plénipotentiaires  ottomans 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   IJJ 

rCont^  par  conséquent,  aucune  responsabilité  à  encourir. 
Il  serait  moins  aisé  de  s'expliquer  Vir^sistance  que  le 
troisième  plénipotentiaire  anglais  mettait  à  ne  pas 
admettre  l'opinion  des  plénipotentiaires  ottomans  sur 
des  questions  secondaires,  il  est  vrai,  mais  qui,  par  cela 
même  qu'elles  ne  touchaient  pas  au  mémorandum, 
auraient  pu  être  formulées  d'une  manière  moins  dure 
pour  nous.  Comme  exemple  nous  citerons  le  fait  de 
l'insertion  dans  le  paragraphe  final  de  l'article  15  des 
mots  bachi-bouzouks  et  circassiens.  Le  texte  primitif 
de  l'article  ne  parlait  que  d^  troupes  irrégulièrea. 
C'était  suffisant  et  la  rédaction  de  l'article  était  déjà 
terminée  quend  lord  Odo  Russell  crut  devoir  demander 
instamment  l'addition  des  mots  tels  que  Bachi-bouzoUks 
et  circassiens.  Vainement  le  plénipotentiaire  ottoman 
fit-il  sentir  que  cette  addition  lui  était  désagréable  et 
qu'elle  n'ajoutait  rien  au  sens  de  l'article,  M.  Odo 
Russel  n'en  insista  pas  moins  et  son  opinion  finit  natu- 
rellement par  remporter. 

Il  y  eut  aussi  des  malentendus.  Ainsi,  à  la  cinquième 
séance,  le  premier  plénipotentiaire  ottoman  proposa 
«  qu'indépendamment  du  tribut,  la  principauté  de 
Bulgarie  fût  tenue  à  supporter  une  part  des  dettes  de 
l'État  proportionnelle  à  ses  revenus  ».  Le  président  dit 
que  cette  proposition  serait  imprimée  et  distribuée.  Dans 
la  séance  suivante,  le  prince,  après  avoir  donné  lecture 


112   RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

de  cette  proposition  qui,  dans  Vintervalle,  avait  été 
imprimée  et  distribuée,  prononça  ces  mots  :  «  Cela  va 
sans  dire,  ))  et  personne  n'ayant  pris  la  parole,  il  passa 
à  l'ordre  du  jour.  Suivant  la  procédure  sommaire 
adoptée  au  Congrès,  ce  qui  venait  de  se  passer  équiva- 
lait à  une  adoption  à  l'unanimité  et^  si  les  choses  en 
étaient  restées  là,  tout  serait  terminé.  Mais  lord  Bea- 
consfield  n'avait  pas  entendu  les  quelques  mots  prononcés 
par  le  président  et  à  la  fin  de  la  séance  il  prit  la  parole 
pour  recommander  cette  proposition  à  l'attention  et  à 
la  discussion  de  la  haute  Assemblée.  Le  prince  resta 
quelques  instants  dans  l'indécision  ;  il  voulut  dire  que 
la  proposition  avaic  été  déjà  admise,  mais  le  comte 
Schouvalojf  avait  profité  de  ce  moment  pour  déclarer 
qu'il  avait  beaucoup  d'objections  à  faire  et  le  prince, 
qui,  comme  on  le  verra,  avait  bien  des  raisons  pour 
chercher  à  ménager  le  comte  Schouvalojf,  surtout  dans 
la  question  bulgare,  ne  sut  mieux  faire  que  de  renvoyer 
la  discussion  concernant  le  tribut  à  la  prochaine  séance. 
Le  septième  protocole  montre  comment,  dans  un  but 
de  conciliation,  le  plénipotentiaire  ottoman,  cédant  aux 
conseils  des  Italiens  et  des  Français  et  afin  de  donner 
à  M.  de  Bismarck  une  preuve  de  bonne  volonté,  se 
rallia  à  l'opinion  du  comte-  Corti.  Le  but  fut  atteint  du 
moment  que  le  Congrès  consacra  le  principe  qu'indé- 
pendamment du  tribut  la  Bulgarie  contribuerait  rai- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   II3 

sonnablement  à  la  dette  de  VÉtat.  Le  reste  intéressait 
bien  plus  nos  créanciers  que  notre  Trésor.  Toujours  est-il 
que  si  lord  Beaconsfield  n^ avait  pas  appelé  V attention 
spéciale  du  Congrès  sur  V importance  de  la  proposition 
du  plénipotentiaire  ottoman,  celle-ci  aurait  peut-être 
passé  dans  sa  teneur  primitive  grâce  au  cela  va  sans 
dire  du  prince  de  Bismarck. 

A  cette  occasion  il  est  bon  de  faire  remarquer  que 
Suleyman  Ejfendi,  le  comptable  du  Malié  qui  accom- 
pagnait la  mission  ottomane  à  Berlin ^n^ a  jamais  admis 
dans  les  relevés  financiers  qu'il  a  présentés  que  l'en- 
semble du  revenu  annuel  des  territoires  devant  composer 
la  principauté  de  Bulgarie  dépassât  deux  millions  de 
livres. 

A  part  les  malentendus,  il  y  eut  aussi  à  l'actif  des 
plénipotentiaires  anglais,  pourquoi  ne  le  dirions-nous 
pas,  des  erreurs.  Ainsi,  il  est  presque  inutile  de  rappeler 
que  la  cession  du  sandjak  de  Sofia,  dans  les  termes  dans 
lesquels  elle  a  été  formulée  et  de  manière  à  ne  pas  nous 
laisser  la  route  militaire  entre  Pristina  et  Bazardjik 
que  les  plénipotentiaires  ottomans  demandèrent  avec 
insistance  jusqu'à  la  fin,  est  due  à  un  défaut  de  la  ré- 
daction primitive  que  les  Anglais  auraient  certainement 
évité  s'ils  avaient  consulté,  ne  fût-ce  qu'un  moment, 
leurs  collègues  ottomans.  Plus  tard,  lord  Beaconsfield, 
dans  un  discours  prononcé  à  Londres,  voulut  en  rejeter 

Pareilles  8 


114   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

la  faute  sur  Mehmed  Ali  pacha  ;  mais  les  informations 
que  le  Muchir  a  données  à  la  Porte  sur  ce  point  sont 
Vexacte  vérité  et  ses  collègues  ne  peuvent  que  les  con^ 
firmer  dans  toutes  leurs  parties. 

Néanmoins,  nous  avons  hâte  de  le  répéter,  ces  cri- 
tiques de  détail  ne  doivent  en  rien  amoindrir  le  mérite 
qui  revient  aux  Anglais  d*avoir  donné  au  gouverne- 
ment ottoman  pendant  le  Congrès  des  témoignages 
d* intérêt  non  équivoques,  et  nous  aurions  mauvaise 
grâce  de  nous  en  prendre  à  eux  des  obstacles  que  leurs 
intentions  bienveillantes  rencontraient  dans  les  dispo- 
sitions des  autres  puissances. 

Nous  avons  déjà  parlé  du  discours  si  significatif  par 
lequel  lord  Beaconsfield  inaugura  les  travaux  du  Con- 
grès, en  demandant  Véloignement  de  l'armée  russe  des 
environs  de  Constantinople.  Si  ce  discours  n^eut  pas 
de  suite,  cela  est  dû  à  V opposition  du  prince  de  Bis- 
marck. De  même,  il  n^est  que  juste  de  rappeler  que 
dans  la  sixième  séance,  lord  Salisbury  proposa,  le  pro- 
tocole en  fait  foi,  de  faire  remplacer  sans  retard  le 
gouvernement  militaire  russe  de  la  Bulgarie  et  de  la 
Roumélie  orientale  en  matière  administrative  et  finan- 
cière, en  Bulgarie  par  la  Commission  européenne  et 
dans  la  Roumélie  orientale  par  le  gouvernement  du 
sultan.  Lord  Salisbury  ne  pouvait  évidemment  s'être 
fait  illusion  sur  l'importance  de  sa  proposition  et  sur  la 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S.  -  P  O  R  T  E       II5 

résistance  qu^elle  devait  rencontrer  de  la  part  des 
Russes.  Tout  semblait  présager  un  incident  grave, 
lorsque,  s*apercevant  de  la  résistance  qui  s^organisait 
autour  de  lui,  lord  Salishury  se  vit  obligé  de  modifier 
sa  proposition,  de  manière  qu^elle  aboutit  en  définitive 
à  la  disposition  contenue  dans  V article  ig  du  traité. 

Au  fond,  la  position  des  Anglais  au  sein  du  Congrès 
n^ était  pas  des  plus  faciles.  En  accentuant  leur  attitude 
un  peu  plus  en  faveur  de  la  Turquie,  ils  sentaient  qu*ils 
couraient  le  risque  de  rester  isolés.  Les  difficultés 
n'étaient  pas  moins  grandes  pour  eux  hors  du  Congrès 
et  lord  Salisbury  y  faisait  allusion  lorsqu'il  affirmait 
qu'un  vieillard  de  quatre-vingts  ans  (Vempereur)  dé- 
rangeait tous  ses  plans.  Si  certains  journaux  en  Angle- 
terre et  ailleurs  se  sont  avisés  d'accuser  les  plénipoten- 
tiaires anglais  d'avoir  fait  preuve,  au  sein  du  Congrès, 
d'indifférence  pour  la  Turquie,  les  plénipotentiaires 
ottomans,  plus  à  même  que  tous  autres  d* apprécier  les 
services  que  l'Angleterre  a  rendus  à  la  cause  de  VEm- 
pire,  ne  sauraient  souscrire  à  un  pareil  jugement.  Loin 
(Têtre  indifférents,  les  Anglais  se  montraient  jaloux 
dans  notre  cause.  Jaloux  c'est  le  mot.  Et  si  la  nature 
de  ce  travail  ne  nous  mettait  pas  dans  V impossibilité  de 
relater  certains  faits  d*une  grande  importance,  mais 
aussi  d'un  caractère  absolument  confidentiel,  on  con- 
naîtrait les  raisons  cachées  de  bien  des  situations  et  Fon 


Il6   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

verrait  très  clairement  pourquoi,  au  fur  et  à  mesure 
que  les  travaux  du  Congrès  avançaient,  les  dispositions 
de  M.  de  Bismarck  à  notre  égard  devenaient  de  moins 
en  moins  favorables.  Il  arriva,  en  effet,  que  vers  la  fin 
du  Congrès,  au  moment  de  la  rédaction  définitive  des 
articles  du  traité,  bien  des  avantages  qui  nous  avaient 
été  concédés  par  le  président  nous  furent  refusés  par 
lui-même.  Or,  M.  de  Bismarck,  pour  qui  rien  ne  sau- 
rait être  plus  pénible  que  de  se  reprendre,  rC aurait  pas 
agi  ainsi  si  la  situation  ne  se  fût  modifiée  pendant  le 
Congrès  même.  Les  plénipotentiaires  ottomans  attri- 
buèrent ces  aggravations  de  mauvaise  humeur  à  Vaf- 
faire  de  Chypre  et  à  la  convention  asiatique,  mais  le 
fait  est  que  d'autres  causes  aussi  influençaient  son 
jugement  et  lui  faisaient  croire  que  d'aucune  façon  il 
ne  pouvait  compter  sur  nous. 

Au  nombre  de  ces  questions  qui  semblèrent  d'abord 
avoir  été  résolues  en  notre  faveur  et  qui,  plus  tard, 
furent  rejetées  grâce  à  l'influence  de  M.  de  Bismarck, 
on  peut  compter  aussi  celle  concernant  la  route  straté- 
gique qui  devait  nous  être  assurée  à  travers  le  sandjak 
de  Sofia  afin  de  permettre  aux  Casas  de  Harmanli, 
d'Ihtiman  et  de  Pazardjik  de  communiquer  directement 
avec  ceux  de  Pristina  et  d'Uskub.  Cette  route,  dont  la 
Commission  de  délimitation  admit  très  volontiers  l'op- 
portunité^  nous  fut  refusée   comme   article   de   traité 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   II7 

par  le  Congrès  au  dernier  moment.  {Protocole    n^    17). 

L'attitude  des  plénipotentiaires  russes  fut  toujours 
très  favorable  aux  Bulgares  à  l'égard  desquels  ils 
avaient  assumé  le  rôle  de  défenseurs  officiels  envers  et 
contre  tous.  Ainsi  ils  soutinrent  avec  persistance  à  ren- 
contre des  Serbes  la  conservation  de  Pirot  et  de  Tru  à 
la  principauté  de  Bulgarie  ;  ils  ne  voulurent  abandonner 
que  le  moins  possible  du  sandjak  de  Sofia  à  la  Turquie 
et  ils  concentrèrent  tous  leurs  efforts  à  amoindrir  l'effi- 
cacité stratégique  de  la  possession  des  Balkans  soit  en 
cherchant  à  déterminer  d'avance  les  endroits  de  ces 
montagnes  que  nous  aurions  le  droit  de  fortifier ,  soit  en 
diminuant  l'espace  qui  devait  nous  être  concédé  au  delà 
de  la  crête  pour  faciliter  la  défense. 

Les  protocoles  établissent  aussi  suffisamment  par  quels 
stratagèmes  le  comte  Schouvaloff  imagina  de  neutraliser 
le  passage  de  Chipka  et  de  conférer  à  la  principauté  de 
Bulgarie  le  droit  de  faire  la  guerre  en  demandant  la 
neutralisation  d'une  partie  de  la  route  traversant  le 
territoire  serbe. 

Pour  la  province  de  la  Roumélie  orientale^  les  efforts 
du  comte  Schouvaloff  ne  furent  pas  moins  constants  ; 
c'est  à  grand' peine  qu'il  se  désista  de  la  prétention  de 
donner  à  cette  province  la  désignation  de  Bulgarie  du 
sud  ;  plutôt  que  de  se  conformer  sur  ce  point  à  la  décision 
du  Congrès^  il  faisait  toujours  usage^  en  parlant  de 


Il8  RAPPORT  CARATHÉODORY  PACHA 

cette  province,  du  terme  de  nouvelle  Turquie,  terme 
que  la  rédaction  des  protocoles  avait  soin  d*éviter. 

Si  nous  avons  spécialement  cité  le  comte  Schouvaloff, 
c^est  que  c'est  ce  diplomate  qui  dirigea  presque  exclusi- 
vement les  débats  de  la  part  des  Russes  aussi  bien  dans 
Vajfaire  bulgare  que  dans  les  autres  questions.  Le  prince 
Gortchakov  ne  prenait  part  aux  séances  du  Congrès 
qu'à  de  rares  intervalles.  La  plupart  du  temps,  il  faisait 
annoncer  qu'il  regrettait  d'être  retenu  chez  lui  par 
quelque  indisposition. D'ailleurs,  en  dehors  des  civilités 
personnelles  dont  il  était  l'objet  de  la  part  du  prince  de 
Bismarck,  nous  ne  saurions  nous  rappeler  une  seule 
occasion  où  le  chancelier  allemand  ait  fait  preuve,  danj 
ses  paroles  ou  dans  ses  actes,  d'une  déférence  politique 
spéciale  envers  la  personne  du  chancelier  de  Russie. 
Celui-ci,  cependant,  en  sa  qualité  de  doyen  des  grands 
diplomates  européens,  aurait  été  friand  d'un  peu 
d'encens  de  la  part  de  M.  de  Bismarck  en  présence  des 
membres  du  Congrès.  M.  de  Bismarck  le  sentait  bien  et 
l'on  aurait  dit  qu'il  s'étudiait  à  enlever  toute  illusion 
et  toute  espérance  à  ce  sujet  à  son  collègue  de  Russie. 

A  la  troisième  séance  du  Congrès.^  le  premier  pléni- 
potentiaire ottoman  avait  demandé  la  parole  et,  avant 
que  le  président  la  lui  eût  donnée,  le  prince  Gortchakov 
la  demanda  à  son  tour.  C'était  pour  la  première  fois 
que  le  chancelier  russe  devait  parler  au  Congrès.  Le 


RAPPORT  SECRET  A  LA  S. -PORTE   II9 

président  fit  remarquer  au  prince  que  le  plénipotentiaire 
ottoman  avait  la  priorité  dans  ce  cas.  Le  prince  Gort- 
chakoVy  ayant  persisté  à  vouloir  parler  le  premier ^  allé- 
gua divers  motifs  ;  néanmoins  le  président  tint  bon  de 
son  côté)  et  bien  que  le  plénipotentiaire  ottoman  se  fût 
offert  par  courtoisie  à  céder  son  tour  au  prince^  ce  que 
d'ailleurs  celui-ci  n'accepta  pas^  M.  de  Bismarck  n^en 
voulut  pas  moins  que  le  plénipotentiaire  ottoman  parlât 
le  premier.  Tout  cela  produisit  une  petite  scène  qui  fut 
fort  remarquée  et  à  la  suite  de  laquelle  le  prince  Gort- 
chahov  jeta  avec  emportement  ses  papiers  et  ses  lunettes 
qui  allèrent  tomber  de  Vautre  côté  de  la  table. 

Du  reste,  dans  ses  entretiens  avec  les  plénipoten- 
tiaires ottomans,  c'était  toujours  le  comte  Schouvaloff 
que  M.  de  Bismarck  leur  recommandait.  «  Vous  pouvez 
causer  avec  lui,  leur  disait-il,  ce  n'est  pas  un  Ignatiew.  » 

Les  révélations  de  M.  Blowitz  dans  le  Times  orit 
donné  les  motifs  vrais  de  la  froideur  qui  se  fit  remarquer 
entre  les  deux  chanceliers  pendant  le  Congrès  ;  le  prince 
Gortchakov  lui-même  ne  put  dissimuler  le  froissement 
qui  était  la  conséquence  de  la  différence  de  traitement 
que  M.  de  Bismarck  mettait  entre  lui  et  le  comte  Schou- 
valoff. Dans  la  septième  séance,  il  fit  entendre  des  pa- 
roles qui,  dépouillées  de  la  forme  diplomatique,  cachaient 
une  critique  directe  des  concessions  que  le  comte  Schou- 
valoff avait  faites  au  nom  de  la  Russie.  Par  là,  le  vieux 


120   RAPPORT   ÇARATHEODORY   PACHA 

chancelier  désignait  le  comte  Schouvaloff  à  Vopinion 
publique  en  Russie  comme  Vauteur  principal  des  modi- 
fications désavantageuses  pour  les  Russes  que  le  traité 
de  Berlin  devait  faire  subir  au  traité  de  San-Stefano. 
C'est  peut-être  aussi  pour  se  ménager  une  réponse  ou  un 
argument  contre  le  reproche  que  le  prince  Gortchakov 
laissa  tomber  de  sa  bouche  qu'à  une  période  plus  avancée 
du  Congrès  le  comte  Schouvaloff  proposa  la  création 
d'une  Roumélie  occidentale  destinée  à  comprendre  tous 
les  pays  soi-disant  bulgares  de  la  Macédoine  et  de  V Al- 
banie qui  y  d'après  le  traité  de  San-Stefano^  devaient 
faire  partie  de  la  grande  Bulgarie  et  que  le  traité  de 
Berlin  restituait  sans  phrase  à  la  Turquie.  Cette  pro- 
position n'avait  aucune  chance  de  succès.  Elle  fut  re- 
poussée à  la  presque  unanimité  et  le  comte  Schouvaloff^ 
qui  avait  certainement  prévu  cet  insuccès,  ne  s'y  était  ex- 
posé que  dans  le  but  de  faire  voir  à  l'empereur  et  à 
l'opinion  publique  russe  que  les  trop  grandes  corwessions 
dont  son  collègue  le  chancelier  voulait  lui  attribuer  la 
responsabilité  n'avaient  pas  été  des  fautes  à  reprocher 
aux  plénipotentiaires  russes,  mais  bien  des  nécessités 
politiques. 

«  La  situation  de  la  Russie  est  claire,  disait-il  un 
jour  au  premier  plénipotentiaire  ottoman.  Si  l'on 
s'obstine  à  ne  pas  comprendre  même  à  Saint-Péters- 
bourg,  ce  n'est  pas  ma  faute.  J'ai  écrit  à  l'empereur  : 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   121 

((  Sire,  à  Berlin  la  Russie  obtiendra  quelques  territoires 
«  en  Asie  et  la  Bessarabie  ainsi  qu'un  septième  dHn- 
«  fluence  sur  la  Bulgarie  ;  qui  veut  aller  au  delà  désire 
«  la  guerre.  )> 

De  fait,  le  comte  Schouvaloff,  en  assumant  le  poids 
de  la  discussion  de  Vajfaire  bulgare,  semblait  n'avoir 
mis  en  ligne  de  compte  que  l'opposition  de  V Angleterre. 
Il  avait  compté  sans  l'opposition  de  l'Autriche  et  sans 
l'obstination  jalouse  que  les  plénipotentiaires  de  cette 
puissance  devaient  apporter  dans  le  Congrès  à  restreindre 
autant  que  possible  l'influence  russe  en  deçà  du  Danube 
en  général  et  en  deçà  des  Balkans  en  particulier.  C'est 
du  côté  des  plénipotentiaires  autrichiens  que  sont  ve- 
nues les  propositions  les  plus  directement  opposées  aux 
vues  de  la  Russie,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  Roumélie 
orientale.  La  Sublime-Porte  leur  est  redevable  en 
grande  partie  de  tout  ce  que  ses  propres  plénipoten- 
tiaires ont  obtenu  dans  cette  direction.  Si  la  Roumélie 
orientale  est  destinée  à  conserver  encore  le  caractère 
d'un  vilayet  ottoman  et  si  son  administration  n'est  pas 
complètement  assimilée  à  celle  des  colonies  anglaises, 
ce  résultat  sera  dû  aux  Autrichiens.  Moins  démonstra- 
tifs que  d'autres,  ils  furent  pourtant  les  principaux 
agents  de  l'opposition  que  les  projets  du  comte  Schou- 
valoff  rencontrèrent  au  sein  du  Congrès  et,  si  les  évé- 
nements qui  ont  suivi  le  Congrès  ne  modifient  pas  la 


122   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

direction  que  V Autriche  avait  donnée  à  sa  politique 
pendant  les  réunions  de  Berlin^  il  n^y  a  pas  à  douter 
que  c'est  surtout  entre  les  délégués  d' Autriche- Hongrie 
et  de  Russie  que  la  lutte  sera  vive  au  sein  de  la  Com- 
mission internationale  qui  élaborera  l'organisation  de 
la  Roumélie  orientale. 

Les  autres  puissances  gardèrent  une  attitude  passive 
dans  le  débat  bulgare.  Quant  aux  plénipotentiaires 
ottomans^  après  avoir  compris  qu'ils  ne  pouvaient  faire 
entendre  leur  voix  sur  les  points  principaux  de  la  com- 
binaison adoptée  en  principe  par  les  grandes  puissances, 
ils  durent  se  borner  à  proposer  pour  les  détails  les  modi- 
fications qu'ils  étaient  presque  sûrs  d'avance  de  voir 
adoptées  et  qui  ne  pouvaient  pas  les  exposer  au  danger 
de  voir  modifier  le  traité  de  San-Stefano  à  leur  désa- 
vantage. Il  est  facile  de  constater  l'utilité  de  leurs 
efforts  sous  ce  rapport  en  comparant  le  texte  du  traité 
de  San-Stefano  et  celui  du  traité  de  Berlin.  Mais  leur 
position  leur  recommandait  une  extrême  réserve  que 
ne  comprendront  pas  facilement  ceux  qui  se  figurent  que 
le  Congrès  de  Berlin  était  un  congrès  comme  tous  les 
autres  congrès,  et  cette  réserve  prudente  les  empêcha 
d'engager  la  discussion  sur  deux  points  sur  lesquels 
pourtant  ils  auraient  bien  voulu  insister  dans  l'intérêt 
de  la  Turquie  aussi  bien  que  dans  celui  des  autres  puis- 
sances. Ces  deux  points  étaient  l'hérédité  de  la  dignité 


RAPPORT   SECRET   A   LA  S. -PORTE   123 

du  prince  de  Bulgarie  et  la  définition  des  droits  et  de- 
voirs de  la  vassalité. 

Le  traité  de  San-Stefano  et  avec  lui  le  traité  de 
Berlin,  sont  rédigés  de  manière  à  laisser  planer  des 
doutes  sur  le  caractère  successif  ou  électif  du  prince  de 
Bulgarie.  Les  clauses  y  relatives  favorisent  plutôt  V in- 
terprétation qui  exclut  rhérédité  et  c'est  dans  ce  sens 
qu'elles  furent  entendues  par  le  Congrès.  Mais  ce  sens 
est-il  bien  le  plus  avantageux  pour  la  Porte  ?  Il  est 
permis  d'en  douter.  On  allègue  en  faveur  du  principe 
de  la  non-hérédité  que  l'élection  du  prince  y  source  de 
faiblesse  pour  la  principauté,  réserve  à  la  Porte  des 
moyens  d'influence  et  des  occasions  d'immixtion  dans 
ses  affaires  intérieures.  On  admettrait  volontiers  cet 
argument  si  la  Porte  conservait  quelque  perspective 
d'un  regain  d'autorité  en  Bulgarie,  si  l'élection  d'un 
prince  n'était  pas  de  nature  à  fournir  à  d'autres  in- 
fluences que  celle  de  la  Porte  et  supérieures  à  la  sienne 
des  motifs  d'immixtion  dangereuse  et  pour  la  Bulgarie 
et  pour  l'Empire  ottoman,  et  si,  en  prévision  d'envahis^ 
sements  et  de  velléités  d'incorporation  futures  de  la 
Russie,  il  ne  convenait  pas  de  chercher  à  donner  à  la 
principauté  de  Bulgarie,  du  moment  que  sa  création 
n'a  pu  être  évitée,  le  plus  de  consistance  possible.  L'in- 
térêt dominant  de  la  Porte  ne  peut  être  aujourd'hui  que 
de  mettre  des  obstacles  à  un  débordement  de  l'influence 


124   RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

russe  de  ce  côté  et  d'empêcher  que  la  Bulgarie  ne  de- 
vienne un  instrument  ou  un  foyer  de  tendances  an- 
nexionnistes avec  les  autres  principautés  et  populations 
slaves  de  la  péninsule.  Or,  Vérection  d'une  principauté 
héréditaire  garantit  ces  deux  intérêts  majeurs  d'une 
manière  bien  plus  complète  qu'une  principauté  élective. 
A  chaque  élection  on  peut  risquer  de  voir  les  suffrages 
populaires  se  porter,  sous  l'influence  d'idées  hostiles  à 
la  Turquie,  sur  un  prince  voisin  ou  sur  un  candidat 
russe  ou  panslaviste,  un  militaire,  un  agitateur,  un 
homme  enfin  qui  ne  tenant  pas  à  former  souche  de 
dynastie  n'aurait  à  prendre  conseil  que  de  ses  passions, 
de  ses  convictions  personnelles  ou  de  ses  engagements 
antérieurs  ;  tandis  qu'une  famille  princier e  héréditaire, 
qui  identifierait  son  sort  avec  celui  de  la  principauté, 
aurait  infiniment  plus  d'intérêt  à  écarter  ces  influences 
extérieures  et  serait  portée  à  obéir  à  des  idées  conserva- 
trices. Elle  donnerait,  il  est  vrai,  à  la  Bulgarie  plus 
de  consistance,  mais  en  même  temps  elle  fournirait  à 
la  Porte  plus  de  sécurité  contre  les  tentatives  dont  la 
Bulgarie  pourrait  être  le  théâtre  et  qui  constituent  le 
véritable  danger  dans  l'avenir.  Aussi,  la  majorité  des 
plénipotentiaires  ottomans  penchait-elle  pour  cette  der- 
nière combinaison.  Dans  une  conversation  académique 
qu'ils  eurent  avec  le  marquis  de  Salisbury,  ils  expo- 
sèrent les  arguments  pour  et  contre  et  lord  Salisbury  et 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   12$ 

M.  Odo  Russel  se  montrèrent  disposés  à  accepter  et  à 
soutenir  Vhérédité  de  la  dignité  princière  comme  la 
moins  nuisible  à  la  Porte. 

Malheureusement  les  plénipotentiaires  ottomans 
croyaient  savoir  que  les  traditions  de  la  Sublime-Porte 
étaient  dans  un  sens  inverse  ;  le  Cabinet  ottoman  ne 
s'était  décidé  à  accorder  Vhérédité  en  Valachie  et  en 
Serbie  qu'à  son  corps  défendant  ;  pour  faire  revenir 
la  Porte  sur  cette  tradition,  il  aurait  fallu  avoir  le 
temps  de  s'expliquer  avec  Constantinople  et  le  temps 
manquait  ;  de  plus,  les  Russes  déclarèrent  que  c'était 
à  la  demande  de  la  Porte  qu'à  San-Stefano  on  n'avait 
pas  tranché  la  question  en  faveur  de  l'hérédité  ;  ce  pou- 
vait être  là  une  déclaration  peu  sincère  de  la  part  des 
Russes,  mais  dans  l'incertitude  de  la  décision  à  laquelle 
on  se  serait  arrêté  à  Constantinople,  il  parut  plus  pru- 
dent aux  plénipotentiaires  ottomans  de  ne  pas  soulever 
la  question  et  de  ne  pas  s'engager  dans  une  voie  dans 
laquelle  ils  n'étaient  pas  sûrs  d'avance  de  rencontrer 
l'approbation  de  leur  gouvernement.  Ils  préférèrent  s'en 
tenir  à  une  rédaction  qui  réservât  à  la  Porte  les  deux 
alternatives  également. 

La  clause  de  la  vassalité  de  la  principauté  bulgare 
constituait  aussi,  comme  nous  l'avons  dit,  pour  les 
plénipotentiaires  ottomans  une  préoccupation  sérieuse. 
Le  terme  de  vassalité  n'éveille  aujourd'hui  aucune  idée 


126   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

claire.  Appliqué  aux  relations  que  la  Sublime-Porte  et 
le  sultan  entretenaient  avec  la  principauté  le  Moldo- 
Valachie  et  de  Serbie,  il  n^a  servi  qu'à  créer  des  em- 
barras  et  des  logomachies  interminables.  Les  princes  et 
rois  d'Allemagne  ne  sont  pas  les  vassaux  de  Vempe- 
reur.  Ils  sont  censés  être  indépendants  et  tenir  leur  di- 
gnité par  la  grâce  de  Dieu.  Cependant  liés  à  V empe- 
reur par  des  obligations  bien  définies  et  telles  que  notre 
époque  les  comprend  et  les  admet,  ils  contribuent 
bien  plus  au  maintien  de  la  force  et  de  V unité  de  V em- 
pire que  s'ils  se  déclaraient  ses  vassaux  très  fidèles  et 
très  féaux.  C'est  par  un  système  de  relations  analogues 
que  les  plénipotentiaires  ottomans  auraient  voulu  voir 
remplacer  le  terme  vague  et  obscur  de  vassalité  auquel 
ils  ne  tenaient  nullement.  Pour  en  arriver  là  cependant 
et  surmonter  tout  d'abord  la  répugnance  invincible 
que  M.  de  Bismarck  témoignait  à  l' introduction  de 
toute  question  qui  aurait  pu  prolonger  la  discussion 
du  Congrès,  l'appui  de  l'Autriche  devenait  indispen- 
sable. Ils  sondèrent  en  conséquence  leurs  collègues 
d'Autriche- Hongrie,  mais  les  réponses  qu'ils  reçurent 
leur  firent  comprendre  que  cette  puissance  avait  déjà 
sur  ses  relations  futures  avec  la  principauté  de  Bul- 
garie des  vues  trop  nettement  arrêtées  pour  admettre 
que  la  Porte  prît  les  devants  dans  la  voie  qn'elle  se 
croyait    destinée   à    exploiter     toute  seule    ou    dans 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   127 

laquelle  elle  ne  s* attendait  à  trouver  d'autre  concur- 
rent que  la  Russie.  Les  plénipotentiaires  ottomans 
durent  ainsi  renoncer  à  toute  démarche  dans  ce  sens. 
Uavenir^  se  dirent-ils,  réservera  à  la  Porte,  si  elle 
veut  remuer  cette  question,  des  occasions  bien  plus 
favorables  pour  elle  que  le  Congrès  de  Berlin. 

Nous  terminons  ici  nos  observations  en  ce  qui 
concerne  la  Bulgarie.  Dans  V aperçu  général  qui  clôt 
ce  travail  nous  tâcherons  d^assigner  aux  décisions 
du  Congrès  pour  cette  principauté  et  la  Roumélie 
orientale  la  place  qui  leur  revient  dans  le  mécanisme 
général  du  traité  de  San-Stefano.  Seulement  il  est 
bon  de  faire  remarquer  qu^en  somme  la  solution  à 
laquelle  on  s^est  arrêté  à  Berlin  fait  à  la  Porte  par 
rapport  à  la  Bulgarie  une  situation  incomparablement 
meilleure  que  celle  du  traité  de  San-Stefano.  Au  lieu 
dune  grande  principauté  bulgare  comprenant  les  trois 
quarts  de  la  Turquie  d'Europe,  coupant  Vempire  en 
deux,  s^étendant  depuis  les  portes  de  Constantinople 
jusqu'en  Bosnie,  enlevant  à  la  Turquie  presque  tout 
son  littoral  sur  la  mer  Noire  aussi  bien  que  sur  la  mer 
Egée  ;  au  lieu  d'une  Bulgarie  qui  laissait  le  peu  qui 
restait  de  la  Turquie  d'Europe  sans  frontières  natu- 
relles, sans  défense  possible,  sans  communication  pos- 
sible, à  la  merci  des  Bulgares  appelés  pour  ainsi  dire  à  \ 
s'emparer  à  très  bref  délai  de  la  capitale  elle-même  etÈ 


128   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

des  détroits^  il  rCy  a  plus  qu^une  Bulgarie  restreinte  au 
nord  des  Balkans  ;  V empire  reprend  une  ligne  de  dé- 
fense naturelle,  une  grande  partie  de  son  littoral  sur  la 
mer  Noire  et  toutes  les  côtes  de  la  mer  Egée  ;  il  rentre 
en  possession  directe  de  toute  la  Macédoine,  c^est-à-dire 
de  la  partie  qui  constitue  géographiquement  et  admi- 
nistrativement  le  cœur  de  la  Turquie  d^Europe  ;  il  ré- 
tablit l'unité  de  son  territoire  et  il  regagne  toute  la 
province  de  la  Roumélie  orientale  dans  des  conditions  qui 
ne  permettent  pas  de  dire  que  cette  province  est  placée 
sous  la  domination  absolue  du  sultan,  mais  qui,  après 
tout,  n'empêchent  nullement  que  l'autorité  du  souve- 
rain ne  s'y  rétablisse  d'une  manière  réelle  et  solide. 


IV 


BOSNIE  ET  HERZÉGOVINE 


Aussitôt  après  la  clôture  des  délibérations  relatives 
à  la  principauté  de  Bulgarie  et  à  la  province  de  la 
Roumélie  orientale,  le  président,  prenant  la  parole  à 
la  fin  de  la  séance  du  26  juin,  la  septième  du  Congrès, 
déclara  qu'il  ne  restait  plus  à  régler  que  les  questions 
concernant    les    remaniements    territoriaux   pour    la 
Bosnie   et  les  principautés,   les  indépendances  de  ces 
mêmes  principautés,  les  ajfaires  grecques  et  le  Danube. 
Le  règlement  de  ces  questions  ne  lui  paraissant  pas 
devoir  présenter  de  difficultés,  il  exprima  V espoir  de 
voir  le  Congrès  arriver  au  terme  de  ses  travaux  dans 
une  ou  deux  séances  au  plus.  Telles  ont  été  les  paroles 
du  président,  qui,  dans  le  protocole  imprimé,  se  trouvent 
sensiblement  modifiées.  Le  protocole  porte,  en  outre, 

Bareilles  9 


130   RAPPORT   CARAlHéODORY   PACHA 

que  r ordre  du  jour  de  la  séance  prochaine  (la  huitième) 
est  ainsi  fixé  :  Bosnie,  Monténégro,  Serbie  et  Rou- 
manie. Cependant  cet  ordre  du  jour  ne  fut  fixé  que 
plus  tard,  car  on  verra  par  les  détails  qui  vont  suivre 
que  les  plénipotentiaires  ottomans  faisaient  tous  leurs 
efforts  pour  empêcher  que  V affaire  de  la  Bosnie  ne  fût 
encore  portée  au  Congrès,  et,  qu^en  réalité,  ce  ne  fut 
que  quelques  minutes  avant  Vouverture  de  la  huitième 
séance  que  le  président  décida  qu^on  aborderait  ce 
jour-là  même  la  question  de  Bosnie. 

Voyons  d'abord  ce  qui  s'était  passé  relativement  à 
cette  question  depuis  l'arrivée  des  plénipotentiaires  otto- 
mans à  Berlin.  Il  est  bon  de  noter  que  l'origine  de  cette 
question  dans  la  forme  sous  laquelle  elle  fut  présentée 
au  Congrès  remonterait,  s'il  faut  en  croire  certains 
récits,  à  l'entrevue  des  empereurs  à  Reichstadt,  en 
juin  1876.  Du  moins,  c'est  ce  qui  a  été  affirmé  sous 
serment  par  M.  Cogalniceano.  Ce  dernier  a  déclaré 
avoir  eu  entre  les  mains  copie  de  deux  documents  écrits 
au  crayon,  l'un  par  le  prince  Gortchakov,  l'autre  par 
le  comte  Andrassy  et  échangés  entre  eux  à  Reichstadt. 
Ces  deux  écrits,  qui  étaient  formulés  comme  de  simples 
séries  d'idées,  admettaient,  dans  l'hypothèse  d'une 
guerre  turco-russe,  la  rétrocession  de  la  Bessarabie  à 
la  Russie  et  l'extension  de  l'Autriche  en  Bosnie-Herzé- 
govine. Plusieurs  énonciations  de  lord  Salisbury  pen- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I3I 

dant  les  discussions  officielles  et  privées  donnent  lieu 
de  croire  que  V Angleterre,  de  son  côté,  s^était  familia- 
risée avec  cette  idée  à  V époque  des  conférences  de  Cons- 
tantinople.  Après  le  traité  de  San-Stefano,  le  général 
Ignatiew,  lors  de  son  voyage  à  Vienne,  avait  sollicité 
par  écrit  le  gouvernement  autrichien  de  s^annexer  ces 
provinces  à  condition  qu'il  ne  s'opposerait  pas  à  la 
mise  à  exécution  des  autres  clauses  de  ce  traité  et  à  la 
formation  de  la  grande  Bulgarie,  et  Von  sait  que  pen- 
dant les  négociations  qui  ont  préparé  et  précédé  le 
Congrès,  le  comte  Zichy  fit  auprès  de  la  Sublime- Porte 
différentes  démarches,  d'abord  pour  demander  la  ces- 
sion pure  et  simple  de  la  Bosnie  et  ensuite  pour  combiner 
le  mode  d'occupation  de  ces.  provinces  par  les  armées 
austro-hongroises.  Cette  dernière  combinaison  prit  une 
forme  concrète  sous  les  grands -vizir  ats  de  Sadrek  pacha 
et  de  Mehmed  Ruchdi  pacha  ;  on  convint  de  la  note 
qui  serait  adressée  à  cet  effet  par  la  Porte  au  Cabinet  de 
Vienne  et  l'on  élabora  même  un  projet  de  convention, 
lequel,  agréé  par  le  comte  Zichy  (sauf  une  légère  modi- 
fication) ,fut  abandonné  par  l'Autriche  aux  approches 
du  Congrès.  Dans  l'entrevue  que  les  plénipotentiaires 
ottomans  eurent  avec  les  plénipotentiaires  austro-hon- 
grois le  jour  même  de  la  signature  du  traité  de  Berlin 
et  qui  aboutit,  ainsi  qu'on  le  verra  ci-après,  à  une 
déclaration  écrite  très  importante  de  la  part  de  ces 


132   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

derniers,  M.  de  Haymerlé  demandait  que  le  gouverne- 
ment ottoman  s^engageât  au  moins  à  tenir  cette  décla- 
ration secrète,  comme  cela,  disait-il,  avait  été  convenu 
pour  un  autre  document  (relatif  à  la  même  question) 
entre  V Autriche  et  un  autre  gouvernement.  Ces  paroles 
de  M.  de  Haymerlé,  combinées  avec  Vindijférence  que 
le  comte  Zichy  a  montrée  la  veille  du  Congrès  pour  la 
conclusion  avec  la  Sublime-Porte  de  la  convention  mi- 
litaire dont  il  avait  été  d'abord  un  si  chaud  partisan, 
donnent  la  conviction  que,  pendant  que  V  Autriche  pour- 
suivait à  Constantinople  des  négociations  pour  une 
convention  militaire,  elle  s'entendait  d'un  autre  côté 
avec  certaines  puissances  pour  donner  une  forme  plus 
définitive  à  son  entrée  en  Bosnie.  Dans  le  cas  où  cette 
entente  européenne  n'aurait  pas  abouti,  l'Autriche  se 
réservait  de  signer  la  convention  militaire  proposée  par 
la  Porte  ;  mais  un  peu  avant  le  Congrès  l'Autriche 
ayant  réussi  à  assurer,  par  un  acte  secret  passé  avec 
quelque  autre  puissance,  la  cession  ou  l'occupation  de 
la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine,  elle  aura  cru  inutile  de 
poursuivre  l'entente  qu'elle  avait  la  première  demandée 
à  la  Porte  et  qui  lui  accordait  des  avantages  bien  plus 
restreints.  C'étaient  là  les  précédents  immédiats  de  la 
question.  Quant  aux  projets  que  l'Autriche-Hongrie 
et  particulièrement  le  comte  Andrassy  entretenaient 
sur  ces    deux    provinces    depuis     bien    des   années,  il 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S.  -  P  O  R  T  E      133 

serait  trop  long  d'entreprendre  de  lés  exposer  ici. 
En  rendant  compte  de  la  situation  que  les  plénipo- 
tentiaires ottomans  trouvèrent  à  leur  arrivée  à  Berlin^ 
nous  avons  dit  combien  les  plénipotentiaires  anglais  et 
le  comte  Andrassy  avaient  été  catégoriques  pour  tout 
ce  qui  concernait  la  Bosnie  et  V Herzégovine.  Dès  le 
15  juiny  c'est-à-dire  avant  même  qu'ils  eussent  encore 
assisté  à  aucune  séance  du  Congrès,  les  plénipotentiaires 
ottomans  eurent  soin  de  télégraphier  à  la  Sublime-Porte 
comment  la  question  de  Bosnie  était  déjà  résolue  dans 
Vesprit  des  plénipotentiaires  anglais  et  autrichiens.  Ils 
savaient  qu'il  n'y  avait  pas  à  compter  sur  la  France  et 
sur  l'Italie,  que  l'Allemagne  approuvait  tous  les  projets 
de  l'Autriche  et  que  la  Russie  n'y  ferait  pas  d'opposi- 
tion, et  ils  sollicitaient  d'urgence  les  instructions  du 
gouvernement  impérial.  En  attendant  ces  instructions, 
la  seconde  séance  du  Congrès  ayant  mis  les  plénipo- 
tentiaires ottomans  plus  à  même  de  juger  les  tendances 
générales  des  puissances  participantes,  ils  crurent  qu'il 
n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  et,  le  1%  juin,  ils  sou- 
mettaient au  gouvernement  impérial  un  projet  d'arran- 
gement avec  l'Autriche.  Prévoyant  que  rien  ne  pour- 
rait détourner  le  danger  de  l'occupation  autrichienne  et 
que  le  Cabinet  de  Vienne  passerait  outre  avec  ou  sans  le 
consentement  de  la  Porte,  ils  pensèrent  que  ce  qu'il  y 
avait  de  mieux,  c'était  de    chercher  à  devancer  les 


134   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

décisions  du  Congrès  et  de  tâcher  de  tirer  le  meilleur 
parti  possible  du  sacrifice  qui  sHmposait  à  la  Turquie. 
A  cet  ejfet  et  prenant  pour  base  Vidée  d'une  alliance 
offensive  et  défensive  avec  V Autriche  pour  la  RouméliCy 
ils  formulaient  le  programme  suivant  : 

«  Permettre  aux  Autrichiens  qu'on  leur  laissera 
occuper  quelques-uns  des  districts  situés  sur  la  frontière 
dalmate  de  manière  que  la  moitié  au  moins  de  la  Bosnie 
nous  reste,  pourvu  que,  en  revanche,  V Autriche  s'en- 
gage par  traité  : 

((  1^  A  ce  que  le  Monténégro  n'obtienne  rien  du 
côté  de  r Albanie,  ni  de  la  Serbie  ; 

«  2°  Que  les  cessions  à  faire  à  la  Serbie  soient  dimi- 
nuées considérablement  de  manière  que  nos  communi- 
cations avec  nos  possessions  en  Bosnie  soient  complète- 
ment assurées  ; 

«30  Que  la  partie  restante  de  la  Turquie  d'Europe 
et  des  îles  forme  un  tout  compact  directement  et  abso- 
lument soumis  à  l'autorité  de  la  Porte  sans  complica- 
tions d'autonomie  et  administré  d'après  le  système  uni- 
forme de  la  loi  des  vilayets.  » 

Les  plénipotentiaires  ottomans  imploraient  le  minis- 
tère de  vouloir  bien  leur  faire  parvenir  ses  instructions 
au  plus  tôt,  la  question  de  l'occupation  étant  de  celles 
dont  le  Congrès  pourrait  être  saisi  d'un  moment  à 
l'autre.  Le  lendemain,  ils  reçurent  un  télégramme  par 


RAPPORT      SECRET      A      LA     S.  -  P  O  R  T  E.      I35 

lequel  la  Porte  les  informait  que  Vambassadeur  d'Au- 
triche-Hongrie à  Constantinople  priait  le  grand  vizir 
d'inviter  les  plénipotentiaires  ottomans  à  ne  pas  com- 
battre au  sein  du  Congrès  la  proposition  d'occupation 
que  r  Autriche-Hongrie  allait  présenter  d'accord  avec 
l'Angleterre  et  l'Allemagne.  Le  grand  vizir  annonçait 
en  même  temps  que  le  Conseil  des  ministres  s'occupait 
de  cette  question.  Le  20,  ils  reçurent  la  réponse  de  la 
Sublime-Porte  au  projet  de  cession  d'une  partie  de  la 
Bosnie  et  de  l'Herzégovine  contenu  dans  leur  télé- 
gramme du  i^.  Voici  les  termes  mêmes  de  la  proposition 
qu'ils  étaient  chargés  de  faire  au  comte  Andrassy. 

«  Promettre  aux  Autrichiens  que  nous  leur  laisse- 
rons occuper  quelques-uns  des  districts  de  l'Herzégo- 
vine situés  sur  la  frontière  dalmate  de  manière  que  la 
province  de  Bosnie  nous  reste  tout  entière. 

«  //  est  bien  entendu  qu'il  faut  commencer  par  céder 
une  petite  partie  de  l'Herzégovine^  et  si  vous  rencontrez 
des  prétentions  plus  élevées  vous  augmenterez  les  ces- 
sions toujours  du  côté  de  l'Herzégovine. 

((  En  revanche,  l'Autriche  s'engagera  de  son  côté  par 
traité  :  1°  à  ce  que  le  Monténégro  n'obtienne  rien  du 
côté  de  l'Albanie,  ni  de  la  Serbie  ;  2^  que  les  cessions 
à  faire  à  la  Serbie  soient  diminuées  considérablement 
de  manière  que  nos  communications  avec  nos  posses- 
sions en  Bosnie  soient  complètement  assurées  ;  2^  çwe 


136   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

la  partie  restante  de  la  Turquie  (^Europe  et  des  îles 
forme  un  tout  compact  directement  et  absolument  sou- 
mis à  Vautorité  de  la  Sublime-Porte  sans  complica- 
tions d'autonomie  et  administré  d'après  le  système  uni- 
forme de  la  loi  des  vilayets.  » 

Aussitôt  en  possession  de  cette  autorisation  les  pléni- 
potentiaires ottomans  s'abouchèrent  avec  le  comte  An- 
drassy.  Celui-ci  semblait  promettre  à  ce  moment  qu'il 
ferait  beaucoup  pour  Varna.  Prenant  pour  prétexte  des 
nouvelles  répandues  par  quelques  journaux,  il  nous  con- 
seillait même  de  ne  pas  nous  presser  pour  l'évacuation 
de  cette  place.  Ya  vache!  yavache  !  nous  disait-il  ;  il 
nous  laissait  entrevoir  beaucoup  de  perspectives  pour 
l'arrangement  favorable  de  nos  affaires  en  général; 
mais  à  la  fin  il  repoussa  toute  entente  qui  aurait  pour 
base  une  cession  partielle  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégo- 
vinCy  puisque  son  intention  était,  comme  il  nous  l'ex- 
pliqua clairement  alors,  d'occuper  aussi  le  sandjak  de 
Novi-Bazar,  afin  de  mettre  une  barrière  infranchis- 
sable, un  coin  de  fer  entre  la  Serbie  et  le  Monténégro. 
Nous  allâmes  jusqu'à  lui  proposer  toute  l'Herzégovine 
et  nous  augmentâmes  successivement  nos  offres  pour  la 
Bosnie  sans  obtenir  toutefois  aucun  résultat.  Plus  tard, 
le  comte  Carolyi,  second  plénipotentiaire  d'Autriche- 
Hongrie,  nous  avoua  que  nos  offres  furent  repoussées 
par  la  raison  que,  dès  l'origine,  l'Allemagne  et  l'Angle- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I37 

terre  avaient  promis  à  V Autriche-Hongrie  Voccupation 
et  V administration  de  toute  la  Bosnie  et  de  toute  VHer- 
zégovine,  ainsi  que  Voccupation  du  sandjak  de  Novi- 
Bazar.  Quant  à  la  sincérité  des  perspectives  d^ appui 
pour  Varna  que  le  comte  Andrassy  faisait  miroiter  y  on 
peut  en  juger  par  ce  fait  que  la  promesse  nous  en  était 
faite  le  21  et  que  dans  la  séance  du  lendemain  la  pro- 
position Salisbury  pour  la  formation  de  la  Roumélie 
orientale  en  donnant  Varna  aux  Bulgares  mettait  fin  à 
toutes  nos  espérances.  U Autriche ,  qui  devait  savoir  le 
fond  des  choses  et  qui,  dans  tous  les  cas,  nous  assurait 
que  nous  aurions  sa  voix  pour  Varna  (voix  que  nous 
n'avons  pas  eue),  ne  nous  maintenait  donc  dans  ces 
illusions  que  dans  le  but  de  prévenir  une  opposition  trop 
déclarée  de  notre  part. 

De  fait,  pendant  qu'au  télégramme  expédié  au  grand 
vizir  pour  l'informer  de  Vinsuccès  de  notre  démarche 
nous  recevions  pour  réponse  que  la  Porte  nous  enver- 
rait de  nouvelles  instructions  (télégramme  du  minis- 
tère du  23  juin),  le  comte  Andrassy  nous  faisait  dire 
et  prier  de  ne  pas  soulever  d'objections  à  la  proposition 
d'occupation  dont  le  Congrès  allait  être  saisi  d'un  mo- 
ment à  l'autre.  Toute  opposition  de  notre  part  devant 
porter  un  coup  fatal  aux  intérêts  de  la  Porte,  il  nous 
engageait  à  nous  borner  à  nous  en  remettre  à  la  décision 
du  Congrès  ;  sinon  il  appelait  notre  attention  très  se- 


138   RAPPORT   CARATHhODORY  PACHA 

rieuse  sur  Vimmense  responsabilité  que  nous  ne  man- 
querions pas  d'assumer. 

Dans  la  séance  du  26  juin,  le  Congrès  avait  terminé 
la  discussion  relative  à  la  Bulgarie  et  le  même  jour  le 
ministère  Impérial  télégraphiait  aux  plénipotentiaires 
ottomans  que  depuis  deux  jours  le  Conseil  délibérait  sur 
les  instructions  à  leur  donner  sans  pouvoir  arriver  à 
aucune  conclusion.  Le  télégramme  ajoutait  qu'il  répu- 
gnait au  sultan  de  sanctionner  dans  l'état  où.  les  esprits 
se  trouvaient  l'occupation  de  ces  provinces  par  les 
troupes  austro-hongroises,  que  le  grand  vizir  partageait 
entièrement  les  sentiments  de  Sa  Majesté  à  cet  égard  et 
que  cependant  la  Sublime-Porte  était  allée  encore  plus 
loin  que  ses  plénipotentiaires  à  Berlin  en  proposant  à 
l'ambassadeur  d'Autriche-Hongrie  de  laisser  occuper 
toute  la  Bosnie  et  de  céder  définitivement  toute  l'Her- 
zégovine à  condition  que  V Autriche-Hongrie,  de  son 
côté,  s'engagerait  à  défendre  l'intégrité  du  territoire 
ottoman  en  Europe  (tel  qu'il  serait  défini  par  le  traité 
de  Berlin)  et  à  évacuer  la  Bosnie  dans  un  délai  déter- 
miné. L'ambassadeur  d'Autriche-Hongrie  ayant  re- 
poussé ces  propositions,  la  Sublime-Porte  annonçait  à 
ses  plénipotentiaires  qu'on  leur  ferait  incessamment 
parvenir  les  instructions  nécessaires. 

Un  télégramme  dont  le  contenu  ne  différait  guère  de 
celui  qui  précède,  expédié  de  Constantinople  dans  la 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   139 

nuit  du  26,  parvenait  aux  plénipotentiaires  dans  la 
journée  du  27.  On  letir  annonçait  la  réunion  d'un  con- 
seil extraordinaire  pour  le  lendemain  et  on  leur  pres- 
crivait de  conjurer  le  comte  Andrassy^  au  nom  de  la 
Sublime- Porte,  de  différer  jusqu'à  samedi,  29  juin,  la 
mise  au  Congrès  de  cette  question  qu'on  espérait  arran- 
ger entre  les  deux  gouvernements.  Les  plénipotentiaires 
ottomans  s'empressèrent  de  conjurer  le  comte  de  différer 
la  discussion  bosniaque  et  celui-ci,  qui  n'avait  aucun 
intérêt  à  informer  exactement  les  plénipotentiaires  otto- 
mans de  la  marche  qu'il  comptait  suivre,  leur  laissait 
espérer  qu'il  accéderait  à  leur  désir  sans  toutefois  rien 
promettre  positivement. 

D'un  autre  côté,  il  employa  toute  la  journée  du  2y  à 
faire  peser  sur  les  plénipotentiaires  ottomans  de  tout 
leur  poids  les  plénipotentiaires  anglais.  Lords  Beacàns- 
field  et  Salisbury  leur  déclarèrent  itérativement  et  pé- 
remptoirement qu'en  s'opposant  à  l'occupation  austro- 
hongroise  ils  mettaient  l'Autriche,  non  seulement  dans 
le  camp  des  mécontents,  mais  qu'ils  forceraient  aussi 
l'Angleterre  à  abandonner  la  cause  de  la  Turquie. 
Lord  Beaconsfield,  notamment,  leur  déclarait  que  toute 
la  politique  anglaise  dans  le  Congrès  serait  complète- 
ment bouleversée  par  l'opposition  des  plénipotentiaires 
ottomans  et  qu*en  sa  qualité  d^ancien  ami  et  défenseur 
déclaré  du    gouvernement    ottoman,  il  les  conjurait  de 


140   RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

s'en  remettre  au  Congrès  et  de  lui  permettre  de  forcer 
la  main  à  la  Turquie  sur  ce  point  qui  devait  décider  de 
son  salut  en  Europe. 

Quelques  tentatives  furent  faites  dans  la  soirée  par 
les  plénipotentiaires  ottomans  auprès  de  ceux  d'Italie  ; 
mais  elles  ne  donnèrent  aucun  résultat  appréciable. 
Qu'on  juge  par  cela  de  la  perplexité  dans  laquelle  de- 
vaient se  trouver  les  plénipotentiaires  ottomans  lorsque 
le  lendemain,  28  juin,  s'étant  réunis  en  conseil  à  midi 
pour  se  concerter  sur  la  séance  qui  avait  été  annoncée 
pour  deux  heures  et  demie,  ils  constatèrent  qu'ils  étaient 
sans  instructions,  en  hutte  aux  obsessions  et  aux  menaces 
de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche  avec  la  perspective 
d'avoir  l'Allemagne  contre  eux  et  les  autres  puissances 
indifférentes.  Pour  bien  apprécier  leur  situation,  il  ne 
faudrait  pas  oublier  qu'en  ce  moment  toutes  les  ques- 
tions, à  l'exception  de  celle  de  la  Bulgarie,  étaient  en- 
core ouvertes  et  que  pour  la  Bulgarie  elle-même  aucune 
rédaction  n'était  encore  convenue,  de  sorte  que  le 
moindre  faux  pas  de  leur  part  aurait  pu,  non  seulement 
déchaîner  sur  la  Turquie  quelque  décision  ab  irato  du 
Congrès  au  sujet  de  la  question  bosniaque  ou  de  toute 
autre,  mais  aussi  leur  attirer  la  désapprobation  de  leur 
propre  gouvernement  dont  les  dépêches  indiquaient  suf- 
fisamment les  hésitations  légitimes. 

A  une  heure  de  l'après-midi,  le  premier  plénipoten- 


RAPPORT   SECRLT   A   LA   S. -PORTE   I4I 

tiaire  quitta  ses  collègues  pour  se  rendre  à  la  Commis- 
sion de  la  rédaction  et  c^est  là  que  ceux-ci  vinrent  le 
trouver  quelques  minutes  seulement  avant  la  séance  du 
Congrès  pour  lui  communiquer  deux  télégrammes 
du  ministère^  expédiés  de  Constantinople,  Vun  à 
10  heures  50  et  Vautre  À  ii  heures  50  du  même  jour ^ 
et  qui,  grâce  à  la  différence  d'heure  entre  les  deux  ca- 
pitales, avaient  eu  le  temps  de  leur  parvenir  avant 
deux  heures.  Vun  de  ces  télégrammes  portait  pour 
instructions  de  combattre  la  proposition  de  l'occu- 
pation de  la  Bosnie  si  le  comte  Andrassy  persistait 
à  la  soumettre  au  Congrès  et  indiquait  la  ligne  d'ar- 
gumentation qui  devait  être  suivie  dans  cette  hypo- 
thèse ;  Vautre  leur  prescrivait  de  s'ouvrir  en  particu- 
lier à  lord  Salisbury  et  de  lui  annoncer  Vopposition 
de  la  Porte. 

«  Que  Sa  Seigneurie,  disait  le  télégramme,  prenne 
en  considération  notre  situation.  Nous  ne  savons  pas 
si  les  habitants  musulmans  de  la  Bosnie  sont  disposés  à 
recevoir  les  troupes  autrichiennes  et  s'il  n'y  aurait  pas 
quelques  désordres  et  même  du  sang  versé  inutilement.  » 

Immédiatement,  les  plénipotentiaires  ottomans  abor- 
dèrent lords  Salisbury  et  Beaconsfield  pour  leur  com- 
muniquer les  instructions  qu'ils  venaient  de  recevoir  et 
les  supplièrent  d'user  de  leur  influence  pour  faire  re- 
mettre le  débat  au  moins  d'un  ou  de  deux  jours  pendant 


142   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

lesquels  on  aurait  le  temps  de  s'entendre.  Les  plénipo- 
tentiaires anglais  les  écoutèrent  avec  une  attention  dis- 
traite ;  pour  toute  réponse  Beaconsfield  leur  déclara 
sèchement  que  la  décision  du  Conseil  était  celle  d'une 
réunion  fort  peu  sage,  pour  ne  rien  dire  de  plus.  Quant 
à  lord  Salisbury,  il  haussa  les  épaules  et  leur  dit  : 
«  Moi,  je  ne  ferai  rien  ;  vous,  vous  pouvez  tout  faire 
parce  que  je  sais  que  vous  ne  pourrez  rien  faire.  La 
politique  de  votre  gouvernement  consiste  à  méconnaître 
ses  intérêts  les  plus  évidents.  »  Après  quoi  il  se  retira. 
Les  plénipotentiaires  ottomans  abordèrent  .  alors  le 
comte  Andrassy  et  le  conjurèrent  de  consentir  à  un 
sursis  parce  qu'ils  allaient  se  trouver  en  divergence 
ouverte.  Le  comte  s'approcha  du  prince  de  Bismarck 
avec  lequel  il  échangea  quelques  mots  et  revint  aux 
plénipotentiaires  ottomans  pour  leur  dire  que  l'ordre 
du  jour  jixé  par  le  président  portait  en  tête  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine,  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  d'y  rien 
changer,  mais  que ^  s'ils  voulaient  remettre  leur  réponse 
à  un  autre  jour,  ce  serait  tout  à  leur  avantage.  Il  les 
engagea  aussi  très  instamment  à  déclarer  qu'ils  n'avaient 
pas  eu  le  temps  d'étudier  leurs  instructions.  Les  pléni- 
potentiaires ottomans  ayant  repoussé,  comme  c'était 
naturel,  ces  deux  propositions,  on  entra  immédiatement 
en  séance. 

En  parcourant  le  protocole  w»  ^  de  la  séance  du 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I43 

28  juin  on  pourra  juger  si  les  plénipotentiaires  ottomans 
qui  n^ avaient  pas  ew,  ne  fût-ce  que  quelques  heures^ pour 
se  préparer  et  coordonner  leurs  idées,  assaillis  de  tous 
côtés  par  de  nombreux  et  puissants  adversaires,  surent 
remplir  dans  cette  circonstance  le  devoir  difficile  qui 
leur  incombait  de  défendre  de  leur  mieux  les  intérêts 
du  gouvernement  impérial  sans  froisser  aucune  puis- 
sance et  sans  amener  de  nouvelles  aggravations  dans 
une  situation  tendue.  Le  protocole  officiel  constate  que 
les  discours  de  lord  Salisbury  et  de  M.  de  Bismarck 
étaient  écrits  ;  de  sorte  que  le  discours  également  écrit  du 
comte  Andrassy  exposant  les  maux  dont  V Autriche 
était  affligée  depuis  quelque  temps  par  suite  des  dé- 
sordres de  la  Bosnie  et  de  V Herzégovine  et  faisant  appel 
au  jugement  de  V  Europe  pour  le  remède  à  y  appliquer, 
la  proposition  Salisbury  opinant  sans  hésiter  pour  Poe- 
cupation  et  P administration  austro-hongroise  et  Vopi- 
nion  approbative  du  prince  de  Bismarck  ;  de  sorte  que 
tout  cela,  disons-nous,  était  des  parties  distribuées 
d^ avance  pour  la  séance  du  2S. 

A  ceux  qui  lui  demandaient  pourquoi  il  avait  assumé 
le  rôle  d'initiateur  de  Voccupation  autrichienne,  lord 
Salisbury  répondait  que  comme  la  proposition  en  de- 
vait être  immanquablement  formulée,  il  avait  pensé  qu'il 
serait  plus  avantageux  qu'elle  fût  faite  par  l'Angleterre 
que  par  l'Allemagne.  Excuse  bien   peu   plausible  en 


144   RAPPORT   CARATHEODORY   PACHA 

vérité  à  moins  de  supposer  chez  V Angleterre  la  convie- 
tion  que  le  mal  était  réellement  irrémédiable,   . 

Le  seul  qui  s^avisa  non  d'appuyer  les  plénipoten- 
tiaires ottomans,  mais  simplement  de  faire  entendre  une 
voix  qui  ne  fût  point  tout  à  fait  à  l'unisson  avec  celle 
du  président,  ce  fut  le  comte  Corti.  Il  demanda  au 
comte  Andrassy  à  quel  point  de  vue  son  gouvernement 
y  se  plaçait  relativement  à  V occupation.  La  demande  était 

formulée  dans  des  termes  assez  vagues.  Cependant, 
aussitôt  que  le  comte  Corti  eut  prononcé  ces  paroles,  le 
comte  Andrassy  se  tourna  d'abord  du  côté  du  prince 
de  Bismarck  et  puis  regardant  le  comte  Corti  dans  les 
yeux  :  —  ((  Monsieur  le  plénipotentiaire  d'Italie,  dit-il, 
l'Autriche  en  occupant  la  Bosnie  et  l'Herzégovine  se 
place  au  point  de  vue  européen.  Je  n'ai  rien  à  ajouter.  » 
Cette  réponse  produisit  sur  le  comte  Corti  un  effet  ex- 
traordinaire. Non  seulement  il  ne  répliqua  rien  dans 
le  moment  même,  mais  plus  tard  aussi  il  n'ouvrit  plus 
la  bouche,  ni  lui,  ni  son  collègue,  l'ambassadeur  d'Italie, 
le  comte  de  Launay,  et  lorsque  dans  la  suite  les  plénipo- 
tentiaires ottomans  les  supplièrent  de  proposer  que  l'oc- 
cupation n^eût  qu'un  caractère  provisoire,  le  comte  Corti 
s'y  refusa  en  disant  qu'il  n'y  pouvait  rien  et  qu'il  avait 
été  averti  que  son  immixtion  serait  considérée  comme 
un  casus  belli.  Le  correspondant  parisien  du  journal 
viennois  y  la  Freie  Presse  {N^  du  i^i  août), dans  l'apo- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I45 

logie  qu'il  a  faite  de  la  politique  de  M.  Waddington  et 
dont  les  éléments  ont  dû  lui  être  fournis  au  jninistère  des 
Affaires  étrangères  à  Paris,  a  retracé  assez  fidèlement 
la  scène  que  nous  venons  de  décrire  et  la  mortification 
qu'elle  causa  au  comte  Corti. 

Au  sujet  de  Voccupation  du  sandjak  de  Novi-Bazar, 
le  comte  Schouvaloff  se  déclara  sans  instructions  et 
demanda  un  délai  de  24  heures.  «  Je  ne  puis  qu'accorder 
le  délai  demandé,  répondit  le  président  ;  mais  voilà 
bientôt  dix  mois  (au  moment  même  le  premier  plénipo- 
tentiaire ottoman  crut  avoir  entendu  dix  ou  deux  ans) 
que  vous  discutez  ce  point  avec  les  Autrichiens  et  vous 
n'êtes  pas  encore  parvenus  à  vous  mettre  d'accord. 
Serez-vous  plus  heureux  dans  ces  24  heures  qui  vont 
suivre  ?» 

Le  fait  est  que  l'entente  se  fit  immédiatement  après 
et  que  le  comte  Schouvaloff  s'empressa  de  la  porter  à 
la  Commission  du  Congrès,  mais  l'observation  du  prince, 
qui  a  été  omise  dans  le  protocole  officiel,  n'en  prouve 
pas  moins  que  l'affaire  de  la  Bosnie  et  du  sandjak  de 
Novi-Bazar  faisait  depuis  longtemps  déjà  un  objet  de 
négociations  entre  la  Russie  et  l'Autriche  et, si  l'on  était 
certain  d'avoir  entendu  dire  au  prince  de  Bismarck  que 
l'occupation  de  Novi-Bazar  était  discutée  entre  ces 
deux  gouvernements  depuis  deux  ans,  la  coïncidence  de 
cette  date  avec  celle  de  l'entrevue  de  Reichstadt  donne- 

liAHEILI.ES  10 


146   RAPPORT   CARATHÉODQRY   PACHA 

rait  une  singulière  confirmation  aux  paroles  de  M.  Co- 
galniceano. 

Pour  ce  qui  est  de  V argumentation  des  plénipoten- 
tiaires ottomans^  conforme  en  tout  aux  instructions  de 
la  Sublime-Porte,  on  pourrait  dire  peut-être  qu'ils 
n'ont  pas  assez  appuyé  sur  les  luttes  et  les  conflits  san- 
glants que  Vintervention  des  troupes  austro-hongroises 
devait,  comme  cela  était  facile  à  prévoir,  amener  avec 
les  populations  musulmanes  de  ces  pays.  Cette  critique 
trouve  facilement  sa  réponse.  D'abord,  les  paroles  dont 
le  plénipotentiaire  ottoman  s'est  servi  à  la  fin  de  son 
disccrurs  pour  signaler  ce  danger  étaient  bien  plus  expli- 
cites et  bien  plus  catégoriques  que  celles  qui  se  trouvent 
aujourd'hui  dans  le  protocole  et  qui  appellent  seulement 
l'attention  du  Congrès  sur  les  conséquences  très  graves 
qu'une  telle  mesure  pourrait  avoir.  Siy  dans  le  protocole 
imprimé,  les  plénipotentiaires  ottomans  ont  cru  devoir 
adoucir  et  résumer  en  peu  de  mots  ce  qu'ils  avaient  dit 
sur  ce  point,  c'est  qu'après  les  représentations  qu  ils 
avaient  faites  en  particulier  aux  plénipotentiaires  anglais 
et  autrichiens  à  ce  sujet,  ils  avaient  cru  désavantageux, 
vti  les  circonstances  dans  lesquelles  on  se  trouvait  alors, 
de  mettre  trop  en  relief  un  argument  de  cette  nature. 
Les  adversaires  de  la  Turquie  n' auraient  pas  manqué  de 
dénaturer  le  sens  et  la  portée  de  leurs  paroles,  d'y  cher- 
cher un  aveu  de  l'incompatiUlité  de  la  coexistence  des 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I47 

deux  éléments  chrétien  et  musulman  sur  un  pied  d'éga- 
lité y  une  menace  enfin  adressée  à  toute  V  Europe  au 
nom  de  sentiments  qu'on  aurait  taxés  de  fanatisme. 

Ce  qui  s'était  passé  pour  la  Bulgarie  et  la  Roumélie 
orientale  indiquait  clairement  que,  dans  la  pensée  du 
Congrès,  les  convenances  ethnologiques  et  religieuses 
devaient  être  absolument  subordonnées  aux  intérêts 
européens.  Du  moment  qu^on  replaçait  sous  V autorité 
du  sultan  un  si  grand  nombre  de  chrétiens^  on  ne  trou- 
vait pas  logique  tout  argument  qui  tendrait  à  représenter 
comme  impossible  et  inadmissible  la  soumission  de  po- 
pulations musulmanes  à  un  gouvernement  chrétien. 
C'est  pour  éviter  de  donner  contre  cet  écueil  que  les  plé- 
nipotentiaires ottomans  tenaient  surtout  à  ne  se  servir 
principalement  que  d' arguments  tirés  du  droit  des  gens 
et  des  règles  de  justice  et  d'équité  dont  le  bien-fondé  ne 
pouvait  être  récusé  par  le  Congrès  lui-même. 

Le  résultat  de  la  séance  du  28  fut  que  le  président 
déclara  le  protocole  ouvert  pour  recevoir  l'opinion  défi- 
nitive du  gouvernement  ottoman.  Dans  le  cas  où.  cette 
opinion  serait  contraire  au  sentiment  de  l'Europe,  le 
prince  réservait  aux  puissances  la  faculté  é?' aviser  en 
dehors  de  la  Porte  à  leurs  propres  intérêts.  Les  pléni- 
potentiaires ottomans  se  retirèrent  de  la  séance  avec  la 
conscience  d'avoir  fait  pleinement  leur  devoir  et  s'em- 
pressèrent  de   télégraphier   le  soir  même  à  la  Porte 


14-8   RAPPORT   CARATHÉOOORY   PACHA 

in  extenso  tout  ce  qui  venait  de  s'y  passer  d'après  les 
notes  qu'ils  avaient  prises.  En  comparant  leur  télé- 
gramme avec  le  protocole  officiel.,  on  peut  s'assurer  à 
quel  point  ils  avaient  fidèlement  reproduit  la  discussion 
si  importante  de  la  journée. 

Immédiatement  après  la  séance,  les  plénipotentiaires 
ottomans  furent  fortement  attaqués  par  leurs  collègues 
d'Autriche  et  d'' Angleterre  pour  leur  opposition  de  la 
Bosnie  et  de  V Herzégovine.  Lord  Beaconsfield  ne  se 
contentait  plus  de  conseiller.  Il  menaçait  ouvertement. 
Il  accusait  les  plénipotentiaires  ottomans,  ce  qui  était 
plus  grave,  de  contrecarrer  les  projets  de  V Angleterre, 
de  la  placer  dans  une  position  telle  qu'elle  ne  pourrait 
plus  défendre  la  Turquie.,  ni  contre  les  principautés^  ni 
contre  la  Grèce  ;  il  excusait  la  Porte  jusqu'à  un  certain 
point  de  méconnaître  ses  intérêts  et  de  ne  prendre  conseil 
que  des  passions  des  Softas,  parce  que,  disait-il,  elle  ne 
pouvait  se  faire  une  idée  exacte  de  ce  qui  se  passait  à 
Berlin,  mais  il  était  sans  pitié  pour  ses  plénipotentiaires 
qui  eux  étaient  à  même  de  mieux  apprécier  la  gravité 
des  circonstances.  Les  messages  confidentiels  de  lord 
Beaconsfield  au  premier  plénipotentiaire  ottoman  deve- 
naient de  plus  en  plus  pressants  et,  le  soir  même  de  la 
séance  du  28,  ayant  su  que  Parnis  Effendi  était  chez 
son  secrétaire,  il  le  fit  mander  près  de  lui  et  lui  exprima 
son  opinion  dans  des  termes  tellement  vifs  que  les  plé- 


I 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I49 

nipotentiaires  ottomans  ne  crurent  pouvoir  mieux  faire  ^ 
pour  donner  à  leur  gouvernement  une  idée  de  ce  qui  se 
passait^  que  de  mettre  par  écrit  séance  tenante  la  rela- 
tion de  Parnis  Efjendi  qu'ils  s'empressèrent  de  télégraphier 
au  ministère  Impérial.  Lorsque  Parnis  Ejfendi  demanda 
à  lord  Beaconsfield  s'il  pouvait  assurer  que  l'occupation 
des  Autrichiens  ne  serait  que  provisoire^  Sa  Seigneurie 
répéta,  ce  qu'elle  avait  déjà  dit  bien  des  fois  au  premier 
plénipotentiaire  ottoman,  qu'il  n'y  avait  lieu  de  parler 
pour  le  moment  ni  de  provisoire  ni  de  définitif,  qu'il  se- 
rait imprudent  de  soulever  une  pareille  question  et  qu'en 
laissant  l'Autriche  occuper  la  Bosnie  et  l'Herzégovine 
on  se  réservait  la  chance  de  toucher  à  la  question  du 
fond  plus  tard,  lorsque  les  circonstances  plus  favorables 
mettraient  la  Turquie  à  même  de  demander  sur  ce  point 
à  l'Autriche  une  explication  catégorique. 

Mais  il  n'y  avait  pas  seulement  que  les  menaces  de 
lord  Beaconsfield.  Les  plénipotentiaires  ottomans  avaient 
appris,  dès  le  lendemain  de  la  séance,  que  M.  de  Bis- 
marck engageait  déjà  l'Autriche  à  entrer  en  Bosnie 
sans  attendre  l'assentiment  de  la  Sublime-Porte.  L'Au- 
triche hésitait  à  suivre  le  conseil  du  prince  bien  que 
V Angleterre  ait  partagé  aussi,  quelques  jours  après,  cet 
avis,  ainsi  que  cela  a  été  affirmé  au  premier  plénipoten- 
tiaire ottoman  sans  que  cependant  il  puisse  garantir 
l'exactitude  de  cette  version. 


150   RAPPORT   CARATHiODORY  PACHA 

De  pîuSy  r Autriche,  à  ce  moment,  n^était  pas  encore 
prête  pour  entreprendre  cette  campagne  à  laquelle  V Eu- 
rope encourageait  de  tout  son  mieux.  Cependant  ses 
préparatifs  militaires  pouvaient  être  terminés  d'un  jour 
à  Vautre,  et  les  paroles  graves  du  prince  de  Bismarck, 
l'influence  de  ses  conseils,  les  mots  :  les  puissances  avi- 
seront à  leurs  propres  intérêts,  qu'il  avait  prononcés 
en  plein  Congrès,  le  procès-verbal  déclaré  ouvert,  les 
reproches  et  les  menaces  de  lord  Beaconsfield,  indiquaient 
surabondamment  la  gravité  de  la  situation  et  la  néces- 
sité d'y  parer  au  plus  tôt  par  un  expédient  quelconque. 

Le  temps  ne  permettant  pas  de  tenir  conseil  —  les 
séances  du  Congrès  étaient  devenues  alors  quotidiennes 
—  le  premier  plénipotemiaire  ottoman  prit  sur  lui  de 
suggérer  au  gouvernement  impérial  la  constitution 
d'une  Commission  européenne  destinée  à  prendre  en 
main  les  affaires  de  Bosnie  et  à  juger  sur  les  lieux 
mêmes  et  d'après  la  marche  des  événements,  si  l'oc- 
cupation par  les  troupes  austro-hongroises  était  une 
nécessité  ou  non.  Voici  la  partie  principale  du  télé- 
gramme qu'il  expédiait  à  ce  sujet,  dès  le  29  juin,  au  mi- 
nistère Impérial  : 

«  Le  Congrès  a  admis,  au  moins  ce  point  est  arrêté 
entre  les  principales  puissances,  qu'une  Commission 
européenne  s'occuperait  immédiatement  de  l'organisa" 
tion  de  la  province  de  la  Roumélie  orientale,  du  râpa- 


RAPPORT  SECRET  A  LA  S. -PORTE   151 

triement  des  réfugiés^  etc.  C'est  cette  même  Commission 
que  le  gouvernement  devra  consulter  avant  de  mettre  à 
exécution  les  réformes  à  introduire  dans  les  provinces 
grecques.  Ne  pourrait-on  pas  proposer,  pour  couper 
court  aux  reproches  d'impuissance  et  de  négligence  dont 
on  nous  accuse  et  dont  on  fait  le  principal  argument  de 
l'occupation,  une  Commission  européenne  spéciale  du 
même  genre  pour  la  Bosnie  et  l'Herzégovine  pour  con- 
trôler l'exécution  des  réformes  promises  par  la  Sublime- 
Porte  ?  Ne  pourrait-on  pas  même  aller  plus  loin  et  dire 
que  ce  ne  serait  que  dans  le  cas  oit  cette  Commission 
constaterait,  au  bout  d'un  certain  temps,  que  la  Porte 
n'a  pas  voulu  ou  n'a  pas  pu  mettre  à  exécution  les  ré- 
formes promises  qu'on  s'entendrait  sur  une  occupation 
qui  n'aurait  ainsi  d'autre  but  que  de  prêter  main-forte . 
à  la  Commission  pour  la  mise  à  exécution  de  ces  ré- 
formes et  qui  cesserait  avec  la  Commission  elle-même  ? 
Je  livre  cette  idée  personnelle  d'une  manière  toute  confi- 
dentielle à  l'appréciation  de  Votre  Altesse  comme  une 
issue  qui,  après  tout,  de  deux  choses  l'une  :  ou  elle  serait 
acceptée  par  le  Congrès^  et  nous  sauverions  la  situation, 
ou  elle  serait  rejetée  par  le  Congrès  en  donnant  à  la 
Porte  un  moyen  palpable  de  prouver  la  légitimité  de  sa 
résistance.  » 

En  prenant  sur  lui  la  responsabilité  de  suggérer  l'idée 
d'une  Commission  européenne  pour  la  Bosnie  et  l'Her- 


152   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

zégovine,  le  premier  plénipotentiaire  ottoman  ne  se  fai- 
sait aucune  illusion  sur  V accueil  que  cette  manière  de 
voir  trouverait  auprès  du  ministère  ou,,  malgré  les  avis 
réitérés  des  plénipotentiaires,  on  semblait  toujours  croire, 
à  en  juger  par  le  télégramme  du  28  juin,  que  le  veto  de 
la  Porte  empêcherait  les  puissances  de  se  rallier  à  Vidée 
d'une  occupation  étrangère.  De  fait,  cette  dépêche  du 
premier  plénipotentiaire  ottoman  demeura  sans  ré- 
ponse, et  la  Porte  n'accéda  aux  idées  qui  étaient  expo- 
sées qu'après  que  les  troupes  autrichiennes  eurent  franchi 
la  frontière  de  la  Bosnie  et  à  une  époque  où  une  pareille 
proposition  ne  pouvait  plus  les  arrêter  dans  leur  marche 
sur  Sarajevo. 

Mais  pendant  que  la  Porte  jugeait  Vidée  de  la  Com- 
mission européenne  comme  trop  avancée,  les  deux  autres 
plénipotentiaires  ottomans^  à  qui  le  télégramme  adressé 
à  la  Sublime-Porte  fut  communiqué  quelques  heures  après 
qu'il  eut  été  expédié,  la  trouvèrent  tout  au  contraire 
insuffisante.  Frappés  de  V insistance  que  le  Congrès  ou 
du  moins  les  puissances  qui  décidaient  de  sa  marche 
avaient  mise  dans  Vaffaire  de  Voccupation  des  deux 
provinces,  et  fortement  préoccupés  des  inconvénients  que 
les  représentants  de  V Angleterre  signalaient,  ils  étaient 
d'avis  que  ce  qui  pressait  le  plus  c'était  de  trouver  un 
moyen  de  fermer  le  protocole  demeuré  ouvert  sans  brus- 
quer les  choses.  Ils  pensaient  que  la  proposition  d'une 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   153 

Commission  européenne  était  de  nature  à  raviver  plutôt 
le  débat  qu^à  Vapaiser^  et  à  nous  attirer  le  danger  que 
le  prince  de  Bismarck  avait  signalé  lorsqu'il  avait  dit 
que  dans  le  cas  oii  la  Turquie  ne  se  rallierait  pas  à  la 
manière  de  voir  des  puissances^  celles-ci  aviseraient  à 
leurs  propres  intérêts. 

Sous  r influence  de  ces  idées  ^  ils  déclinaient  V opinion 
émise  par  leur  premier  plénipotentiaire.  U unité  d'action 
était  indispensable  et  une  scission  entre  les  représentants 
de  la  Porte,  dans  un  pareil  moment,  aurait  pu  amener 
de  graves  inconvénients.  Aussi ^  après  bien  des  discus- 
sions^ on  convint  d'adresser  à  la  Porte  le  télégramme 
suivant  qui  fut  expédié  le  1^^  juillet  : 

«  Les  puissances  qui  nous  sont  le  plus  favorables  dans 
le  Congrès  nous  pressent  beaucoup  pour  l'affaire  de  la 
Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Elles  considèrent  essentiel 
d'éviter  une  décision  de  la  Porte  qui  serait  en  contra- 
diction avec  l'opinion  émise  par  le  Congrès  et  qui  le 
mettrait  en  demeure,  pour  ainsi  dire,  de  formuler  quelque 
chose  de  précis.  » 

«  Le  protocole,  comme  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  le 
télégraphier  â  Votre  Altesse^  reste  ouvert  pour  nous. 
Il  s'agirait  de  le  fermer  sans  brusquer  les  choses.  Nous 
pensons  à  cet  effet  que  pour  éviter  de  graves  complica- 
tions et  pour  gagner,  si  possible,  du  temps,  la  Porte,  dans 
le  cas  où  elle  ne  croirait  pas  devoir  résister  ouvertement 


154   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

à  r Opinion  du  Congrès  ^pourrait  nous  autoriser  à  faire 
la  déclaration  suivante  :  «  Le  gouvernement  I.  ottoman 
«  a  pris  en  très  haute  et  très  sérieuse  considération  Vopi- 
((  nion  émise  par  le  Congrès  relativement  aux  moyens 
«  propres  à  amener  la  pacification  de  la  Bosnie  et  de 
«  VHerzégovine  et  se  réserve  de  s'entendre  directement 
«  avec  le  Cabinet  de  Vienne  à  cet  égard.  »  C'est  là  une 
idée  que  nous  partageons  tous  les  trois.  Certes^  si  Von 
pouvait  éviter  de  faire  toute  déclaration  cela  ne  vau- 
drait que  mieux  ;  mais  le  protocole  demeurant  ouvert, 
nous  serons  bien  un  jour  ou  Vautre  obligés  de  nous 
expliquer^  et  il  nous  a  semblé  utile  de  soumettre  à  la 
haute  appréciation  de  Votre  Altesse  une  formule  qui 
nous  paraît  répondre  aux  exigences  de  la  situation  au 
sein  du  Congrès  et  sur  laquelle  nous  croyons  pouvoir 
nous  entendre  avec  le  comte  Andrassy.  » 

Le  \  et  le  ^  juillet  les  plénipotentiaires  ottomans 
recevaient  les  deux  télégrammes  suivants  : 

«  S. -Porte,  le  3  juillet.  —  Vous  êtes  autorisés  à  faire 
au  Congrès  la  déclaration  suivante  :  «  Le  gouverne- 
ment impérial  a  pris  en  très  sérieuse  considération 
Vopinion  émise  par  le  Congrès  relativement  aux 
moyens  propres  à  amener  la  pacification  de  la  Bosnie 
et  de  VHerzégovine  et  il  se  réserve  de  s'entendre  di- 
rectement et  préalablement  avec  le  Cabinet  de  Vienne 
à  cet  égard,  » 


I 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   155 

«  Sublime-Porte,  le  4  juillet.  —  Par  mon  dernier 
télégramme  d'hier  y  je  vous  ai  transmis  la  déclaration  à 
faire  au  Congrès,  au  nom  du  gouvernement  impérial, 
pour  y  affaire  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Cette 
déclaration^  qui  est  conforme  à  Vidée  que  vous  m* avez 
suggérée  par  votre  télégramme  n^  76,  a  été  approuvée 
par  le  Conseil  des  ministres  et  sanctionnée  par  S.  M.  I. 
le  sultan.  Nous  y  avons  ajouté  seulement  le  mot  préala- 
blement pour  bien  expliquer  que  l'occupation  ne  doit 
avoir  lieu  qu'après  notre  entente  avec  le  Cabinet  de 
Vienne.  Je  vous  enverrai  incessamment  des  instruc- 
tions au  sujet  de  l'arrangement  qu'il  s'agit  de  conclure 
à  cet  effet  avec  le  gouvernement  austro-hongrois.  » 

En  y  réfléchissant,  les  plénipotentiaires  ottomans 
pensèrent  qu'ils  pouvaient  prendre  sur  eux  d'insérer 
dans  la  déclaration  quelques  mots  indiquant  que  l'in- 
troduction d'une  armée  étrangère  dans  le  pays  pour  y 
inaugurer  des  réformes  administratives  était  une  ques- 
tion d'une  délicatesse  extrême  et  que,  afin  que  cette 
occupation  effectuée  sous  les  yeux  de  l'Europe  et  sous 
l'influence  de  ses  conseils  ne  dégénérât  pas  de  son  carac- 
tère primitif  il  importait  que  les  arrangements  à  inter- 
venir entre  l'Autriche  et  la  Porte  fussent  placés  sous  la 
sauvegarde  de  l'honneur  européen.  Il  sembla  que  toutes 
ces  idées  pouvaient  être  exprimées  par  une  phrase  très 
courte  ety  en  conséquence,  la  déclaration  faite  par  les 


156.  RAPPORT   CARATHéODORY   PACHA 

plénipotentiaires  ottomans  par  devant  le  Congrès  fut 
de  la  teneur  suivante  : 

«  Le  gouvernement  impérial  ottoman  a  pris  en  très 
sérieuse  considération  Vopinion  émise  par  le  Congrès 
relativement  aux  moyens  propres  à  amener  la  pacifica- 
tion de  la  Bosnie  et  de  V Herzégovine.  Il  y  met  une 
confiance  entière,  e^  il  se  réserve  de  s^ entendre  directe- 
ment et  préalablement  avec  le  Cabinet  de  Vienne  à  cet 
égard.  » 

Un  peu  avant  la  séance^  les  plénipotentiaires  otto- 
mans avaient  communiqué  au  comte  Andrassy  le  texte 
qui  précède.  Celui-ci  s'empressa  de  le  montrer  au  prince 
de  Bismarck  qui  se  fit  répéter  deux  fois  la  phrase  il  y 
met  une  confiance  entière.  //  regarda  après  ça  le 
comte  Andrassy  dans  le  blanc  des  yeux  et ^  comme  ce 
dernier  ne  dit  rien,  il  s'achemina  en  silence  vers  le  buffet. 

Dans  la  journée  du  ^,  on  avait  reçu  à  Berlin  un  télé- 
gramme daté  du  6^  et  dans  lequel  la  Porte  annonçait 
que  la  nouvelle  de  l'occupation  autrichienne  répandue 
dans  le  pays  y  avait  causé  une  grande  surexcitation 
et  que  les  musulmans  couraient  aux  armes  en  déclarant 
qu'ils  étaient  décidés  à  se  sacrifier  jusqu'au  dernier  y 
ainsi  que  leurs  compatriotes  chrétiens,  pour  résister  à 
Ventrée  de  l'étranger.  «  Aussitôt,  continuait  le  télé- 
gramme, que  ces  nouvelles  nous  sont  parvenues,  nous 
avons  pris   les   mesures   nécessaires  pour   calmer   les 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S.  -  P  O  R  T  E      157 

esprits.  Il  était  pourtant  convenu  que  le  Cabinet  de 
Vienne  devait  s'entendre  avec  nous,  avant  de  procéder 
à  l'occupation  y  sur  les  conditions  et  les  détails  et,  de 
notre  côté,  nous  voulions  prendre  certaines  dispositions 
pour  préparer  la  population.  Cependant,  c'est  le  consul 
austro-hongrois  à  Sarajevo  et  son  drogman  qui  ont 
répandu  dès  à  présent  dans  le  pays  la  nouvelle  de  l'oc- 
cupation et  ont  occasionné  cette  grande  agitation. 

«  Veuillez  informer  de  ce  qui  précède  le  comte  An- 
drassy  afin  qu'il  n'attribue  pas  ce  qui  se  passe  en  Bosnie 
aux  insinuations  des  autorités  locales.  » 

Les  plénipotentiaires  ottomans  s'abouchèrent  immé- 
diatement avec  le  comte  Andrassy  ;  le  résultat  de  leur 
conversation  fut  télégraphié  à  la  Porte  le  8  juillet  dans 
les  termes  suivants  : 

«  Je  présentai  au  comte  Andrassy  la  nécessité  de 
s'entendre  avec  nous  au  préalable  afin  d'empêcher  quelque 
explosion  qui  irait  à  l'encontre  des  intentions  des  deux 
gouvernements.  Le  comte,  qui  d'abord  avait  semblé  ne 
pas  vouloir  admettre  les  explicatiojis  que  je  lui  ai  don- 
nées sur  la  base  des  instructions  de  Votre  Altesse  et  qui 
disait  que  les  décisions  du  Congrès  devaient  être  exé- 
cutées, promit  de  télégraphier  au  comte  Zichy  de  s'in- 
former auprès  de  Votre  Altesse  des  causes  qui  provo- 
quaient cette  effervescence  et  des  moyens  qu'il  y  aurait 
lieu  d'adopter  pour  la  calmer.  » 


158   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Le  9,  Son  Altesse  le  grand  vizir  adressait  au  premier 
plénipotentiaire  un  télégramme  personnel  dans  lequel, 
après  avoir  confirmé  le  contenu  du  télégramme  du  6 
concernant  V effervescence  des  esprits  en  Bosnie,  il  le 
chargeait  de  s'adresser  confidentiellement  au  comte,  de 
lui  exposer  la  situation  et  de  l'engager  à  renoncer  à  la 
mesure  de  V occupation.  Le  télégramme  en  question 
portait  entre  autres  : 

«  Malgré  les  ordres  péremptoires  que  nous  ne  cessons 
de  leur  envoyer,  les  autorités  de  Bosnie  se  trouvent  dans 
V impossibilité  de  calmer  les  esprits.  La  Sublime-Pot  te 
fait  donc  un  appel  chaleureux  aux  sentiments  d'amitié 
et  de  justice  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  Impériale 
et  Royale  Apostolique  et  le  prie  instamment  de  vouloir 
bien  ajourner  la  mise  à  exécution  de  son  plan  jusqu'à  ce 
que  nom  puissions  nous  entendre  avec  le  Cabinet  de 
Vienne  sur  les  mesures  à  prendre  d'un  commun  accord 
en  Bosnie  et  en  Herzégovine.  Il  est  probable  que  dans 
l'intervalle  le  gouvernement  austro-hongrois,  appré- 
ciant la  sincérité  de  notre  désir  et  de  notre  ferme  inten- 
tion d'assurer  la  prospérité  de  ces  provinces,  ainsi  que 
le  rapatriement  et  l'installation  des  réfugiés  dans  leurs 
foyers,  voudra  bien  renoncer  à  l'occupation  et  nous 
confier  entièrement  la  tâche  qu'il  se  propose  de  remplir. 
C'est  par  ordre  de  Sa  Majesté  Impériale  le  sultan  que 
je  vous  charge  de  faire  immédiatement  dans  le  sens  qui 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S.  -  P  O  R  T  E      159 

précède  auprès  de  Son  Excellence  M.  le  comte  Andrassy 
une  démarche  confidentielle.  Le  résultat  favorable  de 
vos  efforts  à  cet  égard  sera  Vobjet  de  la  haute  satisfac- 
tion de  notre  Auguste  Maître  et  vous  rendra  digne  de 
nouvelles  récompenses.  » 

Le  lendemain,  c'est-à-dire  le  10,  la  Porte  expédiait  à 
ses  plénipotentiaires  un  nouveau  télégramme  annonçant 
que  les  mêmes*  symptômes  d'effervescences  se  manifes- 
taient en  Herzégovine. 

«  A  en  juger  par  la  surexcitation  des  esprits,  disait  le 
télégramme,  et  par  les  préparatifs  qui  se  poursuivent  si 
activement,  il  est  à  prévoir  que  les  troupes  autrichiennes^ 
en  franchissant  la  frontière^  rencontreront  une  résis- 
tance unanime  opiniâtre.  Des  calamités  graves  en  pour- 
raient résulter^  d'autant  plus  que  V armée,  composée  de 
Bosniaques,  est  décidée  à  fraterniser  avec  le  peuple.  » 

Les  événements  se  sont  chargés  de  montrer  combien 
étaient  vraies  les  informations  reçues  par  la  Porte  au 
sujet  de  l'effervescence  et  de  la  surexcitation  des  esprits 
en  Bosnie  et  en  Herzégovine.  Seulement,  on  ne  saurait 
assez  déplorer  que  la  situation  qu'elles  dénotaient  eût 
été  portée  si  tard  à  la  connaissance  de  la  Porte.  Le 
télégramme  du  zd  juin  ^  qui  avait  servi  de  base  à  l'ar- 
gumentation des  plénipotentiaires  ottomans  dans  la 
séance  dans  laquelle  on  avait  agité  la  question  de  ces 
deux  provinces^  avait  un  caractère  tout  différent  et  le 


l6o   RAPPORT   CARATHéODORY   PACHA 

soin  que  le  ministère  avait  pris  de  parler  des  obstacles 
que  V occupation  rencontrerait  parmi  la  population, 
dans  un  télégramme  séparé  et  destiné  à  être  communiqué 
à  lord  Salisbury  seulement,  indiquait  suffisamment  que 
Vintention  de  la  Porte  ne  pouvait  être  de  porter  la  dis- 
cussion générale  sur  ce  point.  Le  télégramme  contenant 
la  déclaration  à  faire  au  Congrès  était  du  3  ;  il  avait 
été  confirmé,  ainsi  qu'on  Va  vu,  par  un  télégramme 
subséquent  du  4.  Si  la  Porte  eût  connu  à  ce  moment  la 
situation  vraie  dans  les  deux  provinces,  il  eût  certes 
mieux  valu  ne  pas  autoriser  ses  plénipotentiaires  à  faire 
la  déclaration  dans  les  termes  que  nous  avons  transcrits 
plus  haut,  déclaration  qui,  en  principe,  admettait  Voc- 
cupation  autrichienne  en  réservant  seulement  une 
entente.  En  revanche,  les  télégrammes  des  6,  8,  9  et 
10  juillet  démontraient  que  Vétat  des  esprits  en  Bosnie 
et  en  Herzégovine  ne  permettrait  pas  la  mise  à  exécution 
de  la  mesure  adoptée  par  le  Congrès  sans  une  grande 
effusion  de  sang  et,  dans  ce  cas,  il  eût  certainement 
mieux  valu  pour  la  Porte  répondre  à  la  proposition 
anglaise  par  une  déclaration  plus  conforme  à  Vétat  des 
choses.  Le  pire  c'était  que  dans  Vintervalle  les  choses 
avaient  marché  à  Berlin  comme  en  Bosnie. 

Nous  avons  dit  que  les  Autrichiens  avaient  été  en- 
gagés dès  le  lendemain  de  la  séance  du  26  juin  à  entrer 
en  Bosnie  sans  attendre  Vassentiment  et  pas  même  la 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S.  -  P  O  R  T  E       l6l 

réponse  de  la  Porte  et  que  le  comte  Andrassy  résistait 
à  ces  conseils.  Il  est  cependant  facile  de  rattacher  F  atti- 
tude et  le  langage  du  drogman  du  consulat  d'Autriche 
à  Sarajevo  à  ces  encouragements  qui  étaient  prodigués 
au  comte  à  Berlin.  On  aura  voulu  lancer  un  ballon 
d'essai  pour  sonder  les  dispositions  de  la  population  au 
sujet  d'une  occupation  immédiate.  Les  nouvelles  ré- 
pandues par  le  drogman  ayant  effarouché  la  population 
on  se  sera  convaincu  à  Vienne  que  Ventrée  des  troupes 
rencontrerait  une  résistance  armée.,  et  comme  on  n'avait 
pas  encore  réuni  le  nombre  de  troupes  qu'on  croyait 
devoir  suffire  à  l'occupation,  on  se  sera  très  probable- 
ment décidé  à  ne  pas  suivre  immédiatement  le  conseil 
du  prince  de  Bismarck  et  à  retarder  le  mouvement  mi- 
litaire jusqu'au  moment  où.  Von  aurait  achevé  les  pré- 
paratifs commencés.  Que  le  défaut  de  troupes  ait  été  le 
seul  motif  du  retard  des  Autrichiens,  c'est  ce  qui  est 
amplement  prouvé  par  le  fait  que  le  28  juillet,  c'est-à- 
dire  dès  que  les  préparatifs  eurent  été  achevés,  on  a 
franchi  la  Save  sans  s'arrêter  devant  aucun  scrupule. 
Nous  faisons  cette  observation  pour  mieux  montrer  la 
disposition  d'esprit  dans  laquelle  les  plénipotentiaires 
austro-hongrois  se  trouvaient  au  moment  où  la  Porte 
demandait  qu'on  persuadât  au  comte  de  renoncer  à 
l'idée  d'occupation.  La  convention  anglo-turque  et  la 
cession  de  Chypre  qui  venaient    d'être  divulguées  à  ce 

Bareilles  1^ 


102   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

moment  contribuaient  aussi  à  exciter  la  convoitise  des 
Autrichiens.  Ceux-ci  avaient  eu  de  très  bonne  heure 
connaissance  de  Varrangement  secrètement  conclu  entre 
la  Turquie  et  V Angleterre ,  il  ne  faut  pas  en  douter,  pas 
plus  qu^il  n'y  a  lieu  de  douter  quHls  auront  mis  dans 
le  secret  M.  de  Bismarck  vis-à-vis  duquel  le  comte 
Andrassy  n'aurait  jamais  osé  garder  le  silence  sur  un 
sujet  de  pareille  importance,  et  pendant  que  les  Anglais, 
qui  avaient  pris  Chypre,  trouvaient  naturel  de  seconder 
l'occupation  de  la  Bosnie  par  les  Autrichiens,  ceux-ci, 
de  leur  côté,  devaient  évidemment  redoubler  d'efforts 
pour  ne  pas  sortir  du  Congrès  moins  avantagés  que  les 
Anglais. 

Le  4  juillet,  un  télégramme  de  la  Porte  apprenait 
aux  plénipotentiaires  ottomans  l'existence  d'une  con- 
vention signée  entre  l'Angleterre  et  la  Turquie  un  mois 
auparavant  au  sujet  de  l'Asie-Mineure  et  de  Chypre. 
Ils  furent,  on  ne  peut  plus  le  nier,  contrariés  de  n'avoir 
pas  connu  plus  tôt  un  fait  de  cette  importance  qui,  s'il 
avait  été  connu  à  temps,  leur  eût  donné  le  droit  d'exer- 
cer sur  les  plénipotentiaires  britanniques  une  pression 
beaucoup  plus  forte  que  cela  n'avait  été  le  cas.  Le 
7  juillet,  la  convention  était  ébruitée  et  probablement 
publiée  même  à  Londres.  Immédiatement  on  connut  le 
fait  à  Berlin  et,  dès  ce  moment,  les  Autrichiens, profi- 
tant du  désarroi  jeté  dans  les  rangs  de  ceux  qui  ne  la 


RAPPORT.  SECRET   A   LA   S. -PORTE   163 

connaissaient  pas  d'avance^  se  montrèrent  encore  plus 
intraitables  dans  leurs  exigences.  Le  8  juillet  la  Com- 
mission de  rédaction  s^ occupa  de  V article  relatif  à  la 
Bosnie.  Elle  se  trouvait  placée  sous  la  présidence  du 
prince  de  Hohenlohe  et  avait  choisi  pour  son  secrétaire- 
rapporteur,  M.  Desprez,  troisième  plénipotentiaire  de 
France,  Ces  deux  personnalités  nous  étaient,  en  gé- 
néral, peu  sympathiques.  Cependant  cette  fois  M.  Des- 
prez  avait  voulu  se  montrer  moins  intransigeant  que 
d'habitude  et  proposa  pour  la  clause  relative  à  la  Bosnie 
une  phrase  dans  laquelle  il  motivait  l'occupation  par 
la  nécessité  de  pourvoir  au  plus  tôt  à  la  pacification  du 
pays.  M.  de  Haymerlé  protesta  avec  beaucoup  de  viva- 
cité contre  une  pareille  rédaction.  D'après  lui  on  n'avait 
besoin  d'aucune  phrase,  d'aucune  explication  ;  il  ne 
s'agissait  que  de  déclarer  purement  et  simplement  que 
les  deux  provinces  seraient  occupées  et  administrées  par 
l'Autriche-Hongrie.  Le  premier  plénipotentiaire  otto- 
man essaya  de  faire  adopter  par  la  Commission^  et  sur- 
tout par  M.  de  Haymerlé,  quelque  phrase  se  rattachant 
à  la  déclaration  qu'il  avait  faite,  au  nom  du  gouverne- 
ment impérial,  dans  la  séance  du  4  en  plein  Congrès» 
Mais  la  Confmission  se  prononça  avec  une  unanimité 
remarquable  contre  toute  pareille  insertion. 

La  déclaration  du  gouvernement  ottoman  avait  été 
faite,  disait-on,  en  vue  du  protocole  ;  elle  y  avait  été 


164   RAPPORT   CARATHéODORY   PACHA 

insérée  ;  on  n'avait  plus  à  s'en  occuper  dans  le  traité  et 
c'était  affaire  aux  deux  gouvernements  de  s'entendre 
entre  eux.  Le  plénipotentiaire  d'Italie,  comte  de  Launey, 
fut  le  seul  qui  gardât  le  silence  ;  mais  tous  les  autres 
membres  de  la  Commission  de  rédaction  ayant  approuvé 
la  manière  de  voir  très  absolue  de  M.  de  Haymerlé, 
non  seulement  on  n'admit  rien  de  ce  que  le  plénipoten- 
tiaire ottoman  avait  proposé,  mais  on  retrancha  même 
la  phrase  dans  laquelle  M.  Desprez  donnait  pour  ainsi 
dire  les  motifs  et,  par  conséquent  aussi,  le  but  de  l'occu- 
pation. Cette  rédaction^  qui  y  d'après  l'unanimité  cons- 
tatée parmi  les  membres  de  la  Commission  —  sauf  bien 
entendu  la  voix  du  plénipotentiaire  ottoman  —  ne 
laissait  pas  de  doute  sur  le  parti  auquel  le  Congrès  de- 
vait s'arrêter,  fut  télégraphiée  dès  le  9  au  matin  à 
Constantinople. 

Le  ïo  juillet,  l'article  relatif  à  la  Bosnie  et  à  l'Her- 
zégovine fut  lu  en  Congrès.  Le  protocole  officiel  (N^  11) 
rapporte  à  ce  sujet  ce  qui  suit  :  «  Sur  V article  relatif 
à  la  Bosnie-Herzégovine  les  plénipotentiaires  ottomans 
déclarent  s'en  référer  à  la  communication  qu'ils  ont  eu 
l'honneur  de  faire  au  Congrès  au  nom  de  leur  gouver- 
nement. » 

Cependant  on  doit  à  la  vérité  de  dire  que  sur  ce 
point  le  protocole  officiel  est  pour  le  moins  d'un  grand 
laconisme.  Voici  ce  qui  se  passa  :  Aussitôt    après  la 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   165 

lecture  de  V article  proposé  par  la  Commission  de  rédac- 
tion,  les  plénipotentiaires  ottomans  signalèrent  que  la 
rédaction  n'avait  pas  tenu  compte  de  la  déclaration  de 
leur  gouvernement  insérée  dans  le  protocole  du  4  juillet 
et  qu'il  était  nécessaire  de  le  compléter  en  ajoutant  une 
phrase  telle  que/â  cet  effet,  la  Turquie  et  l'Autriche 
s'entendront  préalablement  entre  elles,  ou  telle  autre 
que  le  Congrès  approuverait  et  qui  aurait  la  même 
portée.  Le  plénipotentiaire  ottoman  proposa  même  deux 
ou  trois  rédactions.  Le  comte  Andrassy  répliqua  que  ce 
qui  était  dans  le  protocole  y  resterait  bien^  mais  qu'il 
n'y  avait  pas  là  matière  à  une  modification  de  l'article 
proposé.  M.  de  Bismarck  approuva  cette  manière  de 
voir,  et  il  demanda  rudement  aux  plénipotentiaires  otto- 
mans s'ils  n'avaient  pas  autre  chose  à  dire.  Ceux-ci 
répétèrent  encore  une  fois  que  la  déclaration  de  leur 
gouvernement  était  explicite  et  qu'ils  priaient  le  Con- 
grès de  s'y  référer.  Mais,  à  ces  mots,  le  prince  fit  un 
signe  d'impatience  très  prononcée  et  M.  Desprez  reprit 
la  suite  de  la  lecture  des  articles  sans  qu'aucun  membre 
du  Congrès  ait  rien  dit. 

Ce  qui  est  digne  à  noter  surtout  c'est  que,  malgré  les 
demandes  instantes  des  plénipotentiaires  ottomans,  le 
secrétariat,  d'ailleurs  très  empressé  à  admettre  les 
observations  des  membres  du  Congrès,  ne  consentit  ja- 
mais à  rectifier  le  protocole  de  ce  jour  sur  ce  point.  Les 


l66   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

paroles  exactes  de  M.  de  Bismarck  et  du  comte  An- 
drassy  et  celles  des  plénipotentiaires  ottomans  furent 
constamment  supprimées  malgré  les  corrections  que  ces 
derniers  ne  cessaient  de  faire ^  et ^  comme  d'après  la  règle 
établie,  le  protocole  n'était  jamais  lu  en  séance,  la  ver- 
sion officielle  resta  telle  qu'elle  avait  été  élaborée  évi- 
demment sur  des  ordres  supérieurs. 

A  la  fin  de  la  séance  du  lo,  M.  Waddington  s'appro- 
cha du  premier  plénipotentiaire  et  de  l'ambassadeur 
ottomans  qui  étaient  à  se  communiquer  leurs  impres- 
sions sur  ta  marche  des  affaires.  Les  voyant  très  tristes, 
comme  c'était  bien  naturel,  il  leur  dit  ces  mots  : 

«  —  Vous  êtes  agités  et  vous  avez  raison  de  l'être. 
Je  vous  plains,  mais  malheureusement  je  ne  puis  rien 
pour  vous.  Le  Congrès  de  Berlin  est  votre  Ferrières.  Cet 
homme,  qui  est  assis  à  côté  de  moi,  fait  de  vous  ce  qu'il 
a  fait  dans  le  temps  de  nos  plénipotentiaires.  Vous  devez 
subir  la  Ici  du  plus  fort.  Résignez-vous,  car  il  n'y  a 
pas  d'autre  parti  à  prendre.  La  Bosnie  et  l'Herzégovine 
sont  perdues.  Nous  ne  l'avons  pu  empêcher.  Seulement 
tâchez  de  tirer  un  profit  quelconque  des  Autrichiens. 
Prenez-leur  de  l'argent  si  vous  pouvez  ;  réservez-vous 
quelques  droits.  Mais  quant  à  aller  au  delà,  c'est  peine 
inutile.  » 

Réduits  ainsi  à  ne  compter  que  sur  leurs  propres  res- 
sources, convaincus  que  toute  proposition  faite  au  Congrès 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   167 

relativement  à  V occupation  des  deux  provinces^  rencon- 
trerait un  obstacle  invincible  dans  le  parti  pris  du 
prince  de  Bismarck^  les  plénipotentiaires  ottomans  pen- 
sèrent^ et  avec  raison,  que  la  seule  voie  qui  leur  demeurât 
ouverte  était  d^essayer  de  s'entendre  directement  avec 
le  comte  Andrassy.  Bien  que  celui-ci  eût  pour  lui  V appui 
déclarée  du  Congrèr  dans  ses  entreprises  sur  la  Bosnie 
et  VHerzégovine,  le  caractère  personnel  du  comte  lais- 
sait espérer  que^  s'il  était  abordé  directement,  il  se  prê- 
terait à  des  adoucissements  et  à  des  arrangements  beau- 
coup plus  facilement  que  s'il  était  interpellé  en  présence 
du  prince  de  Bismarck.  Le  premier  plénipotentiaire  de 
Turquie  l'entretint,  dès  le  10,  du  contenu  du  télégramme 
personnel  de  Son  Altesse  le  grand  vizir  qui  prescrivait 
de  chercher  à  faire  renoncer  l'Autriche  à  son  projet 
d'occupation.  Il  ne  lui  proposa  pas  une  renonciation 
absolue  comme  le  télégramme  viziriel  l'aurait  désiré, 
car  une  pareille  proposition  l'aurait  effarouché.  En- 
gager le  comte  Andrassy  à  renoncer  à  ce  triomphe  au- 
quel son  gouvernement  attachait  tant  d'importance, 
auquel  il  avait  subordonné  la  réunion  du  Congrès  et 
que  le  Congrès  lui  avait  rendu  si  facile,  c'eût  été-,  pen- 
sait le  plénipotentiaire  ottoman,  tenter  l'impossible, 
alarmer  la  politique  autrichienne  et  précipiter  des  évé- 
nements que  la  Turquie  avait  intérêt  à  retarder  le  plus 
possible.  C'est  à  cela  qu'il  concentra  ses  efforts  enrepré- 


l68   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

sentant  au  comte  les  avantages  qui  découleraient  d*une 
entente  avec  la  Porte  et,  d'autre  part,  les  inconvénients 
et  les  dangers  d'une  explosion  révolutionnaire  que 
Ventrée  précipitée  des  Autrichiens  en  Bosnie  ne  man- 
querait pas  de  provoquer.  Une  fois  qu'il  l'aurait  amené 
dans  la  voie  d'une  entente,  le  plénipotentiaire  ottoman 
espérait  induire  le  comte  à  n'occuper  qu'une  partie  de 
ces  provinces.  Le  comte  se  montra  pourtant  assez  peu 
disposé  à  abonder  dans  la  manière  de  voir  du  plénipo- 
tentiaire ottoman  et,  pour  toute  réponse,  il  dit  qu'il 
avait  télégraphié  tout  son  plan  au  comte  Zichy,  que 
celui-ci  devait  en  causer  avec  le  grand  vizir,  que  ses 
idées  étaient  modérées  et  qu'il  ne  voyait  pas  pourquoi 
la  Porte  ne  les  partagerait  pas.  En  ce  qui  le  concernait 
personnellement,  le  comte  annonçait  que,  le  jour  même 
de  la  signature  du  traité,  il  partirait  pour  Vienne  afin 
de  s'entendre  avec  l'empereur  sur  l'adoption  immédiate 
de  mesures  pour  la  Bosnie.  Ceci  se  passait  dans  la 
matinée  du  lo.  Dans  la  séance  du  même  jour,  on  a  vu 
comment  le  Congrès,  ou  plutôt  M.  de  Bismarck,  s'ex- 
primant  au  nom  de  toute  la  haute  Assemblée,  avait  re- 
poussé toute  mention  dans  le  traité  d'une  entente  entre 
les  deux  gouvernements. 

Le  II,  dans  la  matinée  et  avant  la  séance,  les  pléni- 
potentiaires ottomans  reçurent  sur  cette  même  question 
plusieurs  télégrammes  du  grand  vizir  dont  quelques-uns 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   169 

avaient  été  retardés  en  route.  Un  de  ces  télégrammes 
contenait  le  projet  d'une  convention  à  proposer  à  la 
signature  du  comte  dans  le  cas  oii  il  ne  consentirait  pas 
à  renoncer  à  l'occupation,  et  un  autre  exprimait  l'éton- 
nement  que  la  Sublime-Porte  avait  éprouvé  en  prenant 
connaissance  de  la  rédaction  projetée  pour  l'article 
relatif  à  la  Bosnie  et  à  l'Herzégovine  et  donnait  pour 
instructions  d'insister  au  sein  du  Congrès  sur  l'inser- 
tion d'une  clause  de  nature  à  subordonner  l'occupa- 
tion temporaire  à  une  entente  entre  la  Sublime-Porte 
et  l'Autriche.  «  Autrement,  disait  le  télégramme,  vous 
ne  donnerez  pas  votre  adhésion  à  la  rédaction  dont  il 
s'agit.  )) 

La  Porte  parlait,  comme  il  résulte  de  la  dernière 
partie  de  la  phrase  susmentionnée,  dans  la  supposition 
qu'il  ne  s'agissait  encore  que  d'une  rédaction  de  la 
Commission.  Elle  ignorait  qu'en  attendant  les  choses 
avaient  marché  très  vite  et  que  la  veille  de  la  réception 
de  ce  télégramme  à  Berlin  le  Congrès  avait  repoussé 
tous  les  amendements  proposés  dans  ce  sens  par  les  plé- 
nipotentiaires ottomans.  Or,  comment  pourrait-on  es- 
pérer que  le  comte  Andrassy  souscrirait  à  un  arrange- 
ment tel  que  la  Porte  le  désirait  si  l'on  ne  parvenait  pas 
tout  d'abord  à  le  lier  en  le  faisant  consentir  à  faire  insérer 
dans  le  traité  le  principe  même  de  l'entente  et  comment 
pourrait-on  revenir  sur  l'article  que  le  Congrès  avait 


170   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

déjà  voté  la  veille  si  ce  n'était  que  du  consentement  du 
comte  Andrassy  ? 

Le  projet  de  convention  proposé  par  la  Porte, 
comme  on  le  verra  plus  tard  en  détail,  n'était,  en  effet, 
que  la  négation  absolue  et  formelle  de  tous  les  avantages 
que  r Autriche  avait  eus  en  vue  en  insistant  sur  V occu- 
pation de  la  Bosnie  et  de  VHerzégovine.  Il  était  très 
logique  en  ce  sens  qu'il  prenait  pour  hase  le  désir  ex- 
primé par  les  gouvernements  européens  de  voir  un  mo- 
ment plus  tôt  rétablir  dans  ces  provinces  l'ordre  et  la 
tranquillité.  C'était  là,  on  en  conviendra,  une  manière 
fort  habile  d'interpréter  en  faveur  de  la  Porte  les  prin- 
cipes humanitaires  qui  avaient  servi  de  point  de  départ 
à  la  théorie  de  l'occupation.  Mais  par  cela  même  il  de- 
venait impossible  de  croire  que  le  comte  Andrassy  aurait 
accepté  sérieusement  la  discussion  sur  ce  terrain,  aussi 
longtemps  que  le  traité  n'aurait  pas  autorisé  la  Porte  à 
réclamer  cette  entente  comme  vn  droit.  A  toute  force  il 
fallait  s*ouvrir  cette  voie,  et  cette  voie  après  le  vote  du 
Congrès  dans  la  séance  précédente,  il  n'était  possible 
de  se  l'assurer  que  par  le  consentement  du  comte  An- 
drassy lui-même. 

Le  premier  plénipotentiaire  ottoman  se  transporta, 
par  conséquent,  chez  le  comte,  dans  la  matinée  du  11  y 
et  l'amena,  à  la  suite  de  longues  explications,  à 
admettre  que  V article  contînt  un  paragraphe  final  ainsi 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -FORTE   I7I 

conçu  :  «  A  cet  effets  les  deux  gouvernements  se  réservent 
de  s'entendre  entre  eux  sur  le  détail.  ))  Andrassy  a  sou- 
tenu plus  tard  qu'il  n'avait  accepté  cette  addition  que 
parce  qu'il  croyait  qu'elle  ne  se  rapportait  qu'au  sandjak 
de  Novi-Bazar .  Le  plénipotentiaire  ottoman^-  de  son 
côté,  ne  s'était  pas  expliqué  sur  ce  point,  mais  dans  sa 
pensée  l'entente  à  intervenir  se  rapportait  aussi  bien  à 
Novi-Bazar  qu'à  la  Bosnie  et  à  l'Herzégovine.  Main- 
tenant, si  l'on  prend  en  considération  l'intérêt  majeur 
qu'il  y  avait  en  ce  moment  à  décider  le  comte  à  admettre 
volontairement  une  addition  de  cette  nature,  on  justi- 
fiera, pensons-nous,  le  plénipotentiaire  ottoman  de 
n'avoir  pas  insisté  sur  une  rédaction  qui  serait  allée  jus- 
qu'à vouloir  faire  constater  explicitement  le  caractère 
provisoire  de  l'occupation  et  la  nécessité  d'une  entente 
préalable.  Le  comte  Andrassy  n'en  aurait  même  pas 
voulu  entendre  parler^  et  on  en  serait  resté  pour  l'en- 
tente à  la  déclaration  ottomane  consignée  dans  le  pro- 
tocole. 

Dans  la  séance  du  même  jour,  le  plénipotentiaire  otto- 
man annonça  qu'il  avait  à  présenter  un  amendement  sur 
l'article  relatif  à  la  Bosnie.  Naturellement,  le  président 
s'empressa  de  lui  refuser  la  parole,  mais  Andrassy,  qui 
était  assis  tout  près  de  lui,  lui  ayant  soufflé  à  l'oreille 
que  c'était  affaire  entendue  entre  les  parties,  le  prince 
accorda  alors  seulement  la  parole  au  plénipotentiaire 


172   RAPPORT   CARAT  HÉODORY   PACHA 

ottoman  qui  fit  ajouter  séance  tenante  par  le  secrétariat 
le  paragraphe  en  question. 

Une  fois  ce  résultat  assuré  et  le  principe  de  V entente 
consacré  par  le  traité^  les  plénipotentiaires  ottomans 
s^ empressèrent^  au  sortir  de  la  séance,  d'entretenir  le 
comte  du  projet  de  convention  qu'ils  venaient  de  rece- 
voir. Force  lui  fut  de  se  déclarer  prêt  à  le  discuter  ;  on 
le  lui  montra^  mais,  après  l'avoir  parcouru,  il  s'excusa 
de  ne  pas  se  trouver  à  même  d'exprimer  une  opinion, 
bien  qu'il  lui  parût  contenir  entre  autres  des  dispositions 
qui  n'étaient  pas  de  nature  à  soulever  des  difficultés.  Il 
demanda  aussi  à  avoir  une  copie  qui  lui  fut  remise  dans 
la  soirée  avec  prière  de  vouloir  bien  faire  connaître  aux 
plénipotentiaires  ottomans  sa  manière  de  voir  le  len- 
demain matin.  Cependant,  après  avoir  parcouru  rapi- 
dement le  projet  dont  le  premier  plénipotentiaire  otto- 
man lui  avait  déjà  donné  une  fois  lecture,  le  comte  An- 
drassy  lui  avait  exprimé  son  étonnement  qu'il  n'en  eût 
pas  été  question  jusqu' à  ce  moment  avec  le  comte  Zichy. 
Il  montra,  sans  le  lire,  un  télégramme  de  celui-ci  qui 
indiquerait  que  l'ambassade  d'Autriche-Hongrie  à 
Constantinople  était  en  train  de  s'entendre  ou  même 
qu'elle  s'entendait  déjà  avec  la^  Porte.  Il  répéta  que 
lui  aussi  (Andrassy)  désirait  se  mettre  d'accord  avec 
nous,  avouant  que  les  troupes  austro-hongroises  fissent 
leur  entrée  en  Bosnie  et  en  Herzégovine,  qu'il  ne  pouvait 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   173 

cependant  signer  une  convention  sans  prendre  les  ordres 
de  l'empereur  et  que  pour  accélérer  tout  cela  il  avait 
Vintention  de  se  rendre  au  plus  tôt  à  Vienne  dans  le  but 
de  s'aboucher  avec  l'empereur.  En  résumé,  ce  jour-là, 
c'est-à-dire  le  11,  les  plénipotentiaires  ottomans  se 
trouvaient  dans  la  situation  suivante  :  Un  télégramme 
du  10,  qu'ils  avaient  reçu  le  11  au  matin,  leur  prescri- 
vait de  faire  insérer  dans  l'article  du  traité  relatif  à  la 
Bosnie  et  à  l'Herzégovine  les  mots  occupation  tempo- 
raire et  entente  préalable.  L'article,  en  attendant, 
avait  été  déjà  voté  par  le  Congrès,  dès  la  veille,  malgré 
leurs  observations  ;  ils  recevaient  aussi  l'ordre  de  faire 
accepter  au  comte  Andrassy  une  convention  que  celui-ci 
faisait  mine  d'accepter  en  principe  afin  de  gagner  du 
temps,  mais  qu'il  refuserait  évidemment  de  signer.  La 
modification  brusque  de  l'article  n'étant  pas  possible  en 
Congrès,  ils  s'étaient  rabattus  sur  le  comte  Andrassy  et 
étaient  parvenus  à  faire  insérer  dans  le  traité,  par  son 
entremise,  les  expressions  qui  consacreraient  l'entente 
en  principe.  D'un  autre  côté,  ils  avaient  remis  au  comte 
copie  du  projet  de  convention  qu'il  désirait  être  à  même 
d'étudier  de  plus  près.  Pour  affronter  maintenant 
l'orage  que  ne  pouvait  manquer  de  soulever  la  proposi- 
tion d'un  changement  radical  de  l'article  relatif  à  la 
Bosnie,  ils  avaient  besoin  d'instructions  plus  formelles 
de  leur  gouvernement  et  c'est  là,  précisément,  ce  qu'ils 


174   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

firent  en  expédiant  dans  la  journée  même  un  télégramme 
à  Son  Altesse  le  grand  vizir  dans  lequel,  après  avoir 
rendu  compte  de  ce  qui  sUtait  passé,  ils  s'exprimaient 
dans  les  termes  suivants  : 

«  Le  comte  Andrassy  ne  signera  pas  la  convention  ; 
le  temps  nous  manquera  pour  cela.  Le  changement  de 
Varticle  provoquera  un  tollé  général  contre  nous  et 
M.  de  Bismarck,  pour  les  raisons  que  j'ai  bien  des  fois 
exposées  à  Votre  Altesse,  ne  nous  sera  pas  favorable. 
Cependant  nous  nous  conformerons  aux  ordres  de  Votre 
Altesse  et  nous  pouvons,  si  vous  nous  y  autorisez^ 
refuser  de  signer  tant  qu'on  n'aura  pas  admis  la  substi- 
tution à  cet  article  d'un  autre  article  dont  Votre  Altesse 
voudra  bien  nous  faire  connaître  la  teneur.  Nous  pou- 
vons aussi  insister  pour  qu'on  insère  les  mots  de  entente 
préalable  et  occupation  provisoire  en  refusant  de 
signer.  Nous  pouvons  encore  demander  une  déclaration 
des  plénipotentiaires,  ou  de  l'Autriche  seule  en  dehors 
du  traité,  et  à  laquelle  nous  subordonnerons  notre  signa- 
ture. Votre  Altesse  voudra  bien  m'indiquer  ce  qu'elle 
croit  convenable.  Ce  sera,  dans  tous  les  cas,  une  très 
grosse  affaire^  et  il  faudra  bien  que  nous  ayons  des  ins- 
tructions spéciales  avant  ^  samedi  à  midi.  J'implore 
Votre  Altesse  de  ne  pas  nous  laisser  dans  le  doute.  Dans 
le  cas  où  nous  ne  recevrons  pas  d'ordre  contraire,  nous 
signerons,  » 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   175 

Le  lendemain,  12  juillet ,  le  Congrès  s'occupa  de 
V économie  générale  du  traité.  La  veille  au  soir  la  Com- 
mission de  rédaction  tint  sa  dernière  séance.  Le  premier 
plénipotentiaire  ottoman  proposa  au  plénipotentiaire 
d'Autriche,  M.  Haymerlé,  d'adopter, en  ce  qui  concer- 
nait l'article  relatif  â  la  Bosnie  et  à  l'Herzégovine,  un 
arrangement  typographique  qui  permît  de  mieux  com- 
prendre que  le  paragraphe  final  que  le  Congrès  venait 
d'adopter  se  rapportait  aussi  bien  au  district  de  Novi- 
Bazar  qu'à  la  Bosnie  et  à  l'Herzégovine,  Pour  éviter 
tout  malentendu  sur  ce  points  il  voulait  que  tout  l'article 
ne  formât  qu'un  tout  jusqu'aux  mots  à  cet  effet  et  que 
la  phrase  commençant  par  ces  mots  fût  détachée  de 
manière  à  former  un  alinéa  séparé.  Les  membres  pré- 
sents à  la  Commission  gardèrent  le  silence  et  ne  don- 
nèrent aucun  appui  au  plénipotentiaire  ottoman,  pas 
même  pour  l'adoption  de  cet  arrangement  typographique. 
MM.  Desprez,  rapporteur  de  la  Commission,  et  Jas- 
mund,  secrétaire,  exprimèrent  l'avis  qu'un  pareil  arran- 
gement typographique  impliquait  trop  clairement  une 
question  de  fond  pour  qu'ils  pussent  se  le  permettre  à 
défaut  d'une  décision  de  la  Commission.  Quant  à  M.  de 
Haymerlé,  il  déclara  s'opposer  à  tout  arrangement  de 
ce  genre  pour  la  raison  que  si  le  désir  du  plénipotentiaire 
ottoman  était  admis,  l'entente  se  rapporterait  même  à 
l'occupation  de  la  Bosnie-Herzégovine  pendant  que  la 


176   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

pensée  du  Congrès  et  du  comte  Andrassy  était  évidem- 
ment de  ne  subordonner  cette  occupation  à  aucune 
entente.  Le  plénipotentiaire  ottoman  insistant  pour 
V adoption  de  sa  proposition  par  la  même  raison  que 
M.  de  Haymerlé  mettait  en  avant  pour  la  combattre, 
celui-ci  quitta  la  salle  des  délibérations  pour  aller  con- 
sulter le  comte  Andrassy.  Au  bout  d'une  heure  il  revint 
pour  déclarer  que  le  comte  repoussait  catégoriquement 
la  demande  du  plénipotentiaire  ottoman.  Ce  dernier  se 
réserva  d'en  entretenir  lui-même  le  comte  le  lendemain. 
Avant  la  séance  du  12,  il  V entretint  en  effet  avec 
beaucoup  d'insistance,  mais  le  comte  Andrassy  opposa 
une  résistance  invincible.  «  Vous  voulez  donc,  disait-il 
au  plénipotentiaire  ottoman,  que  j'admette  l'entente 
pour  l'occupation  de  la  Bosnie  aussi  et  conséquemment 
que  je  l'y  subordonne.  Mais  alors  tout  est  bouleversé.  » 
Et  comme  le  plénipotentiaire  ottoman  disait  qu'il  porte- 
rait la  question  devant  le  Congrès,  «  Vous  n'avez  qu'à 
parler,  répliqua  le  comte,  probablement  le  prince  de 
Bismarck  se  chargera  de  la  réponse,  w  On  se  sépara  sans 
avoir  rien  conclu.  On  entra  dans  la  salle  et  le  plénipo- 
tentiaire ottoman  n'attendait  que  le  moment  de  saisir 
le  Congrès  de  la  difficulté  que  le  comte  Andrassy  venait 
de  soulever,  lorsqu'il  le  \it  quitter  sa  place  et  venir  près 
de  lui  pour  lui  annoncer  que,  tout  bien  considéré,  il 
acceptait  l'arrangement  qu'il  avait  refusé  tout  à  l'heure. 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   177 

Les  deux  plénipotentiaires  s^ adressèrent  alors  à  M.  Des- 
prez  pour  lui  faire  connaître  quHls  étaient  tombés  d^ ac- 
cord et  V article  fut  rédigé  tel  qu^il  se  trouve  aujourd'hui 
dans  le  traité.  Que  s'était-il  passé  dans  Vintervalle  ? 
On  peut  et  Von  doit  croire^  bien  qu'on  ne  puisse  V affir- 
mer, que  le  comte  Andrassy  avait  consulté  le  président 
et  que  celui-ci,  afin  de  ne  point  se  trouver  dans  le  cas 
de  faire  usage  encore  une  fois  de  son  influence  présiden- 
tielle contre  les  plénipotentiaires  ottomans,  aura  con- 
seillé au  comte  Andrassy  de  céder.  Mais  en  résulte-t-il 
que  le  comte  avait  lieu  de  se  méfier  des  dispositions  du 
Congrès  et  que  les  plénipotentiaires  ottomans  auraient 
eu  quelque  chance  de  rouvrir  la  question  bosniaque  à 
leur  profit  s'ils  soulevaient  un  incident  en  séance  plé- 
nière  ?  On  peut  en  douter ^  puisque  dans  la  séance  du  11 
personne  n'avait  paru  s'intéresser  à  l'addition  proposée 
par  les  plénipotentiaires  ottomans  et  que,  la  veille 
encore,  les  membres  du  Congrès,  délégués  dans  la  Com- 
mission de  rédaction,  n'avaient  semblé  prendre  aucune 
part  à  la  discussion,  sauf  pour  constater  qu'elle  avait 
une  portée  réelle,  et  que,  ce  jour-là  même,  M.  Desprez 
ne  faisait  dépendre  l'adoption  que  du  seul  consentement 
du  comte  Andrassy.  Au  fond,  personne  ne  se  serait 
franchement  opposé  à  l'avis  du  prince  de  Bismarck;  son 
avis  était  connu  et  tout  porte  à  croire  que  la  concession 
faite  par  le  comte  n'était,  comme  nous  le  disions  plus 

JJareilles  12 


178   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

haut,  que  la  conséquence  de  la  répugnance  du  président 
de  faire,  une  fois  de  plus,  acte  de  volonté  et  d^ autorité 
vis-à-vis  des  plénipotentiaires  ottomans  au  moment 
même  où  les  travaux  du  Congrès  touchaient  à  leur  fin. 

Les  détails  qui  précèdent  ont  leur  valeur.  Plus  tard 
on  verra  que  le  cabinet  de  Vienne  a  essayé  d'interpréter 
le  dernier  paragraphe  de  V article  25  comme  ne  se  rap- 
portant qu*  à  Novi-Bazar.  Et  cependant,  si  cela  était 
ainsi,  quel  aurait  donc  pu  être  le  sens  de  la  résistance 
opposée  par  le  comte  Andrassy  à  la  proposition  du  plé- 
nipotentiaire ottoman  ?  Mais  il  n'y  a  pas  eu  seulement 
de  la  résistance  de  sa  part.  Les  explications  échangées 
entre  le  plénipotentiaire  ottoman  et  MM.  Andrassy  et 
Haymerlé  ne  laissent  place  à  aucun  doute,  à  aucune 
interprétation.  La  phrase  telle  qu'elle  avait  été  convenue 
avec  le  comte  Andrassy  était  celle-ci  :  «(  A  cet  effet,  les 
gouvernements  de  Turquie  et  d'Autriche  se  réservent  de 
s'entendre  sur  le  détail.  »  Le  traité  porte  au  lieu  de 
sur  le  détail,  sur  les  détails.  Il  y  a  entre  les  deux  ver- 
sions une  nuance  sensible.  Laquelle  des  deux  doit  être 
tenue  pour  authentique  ?  Entre  le  protocole  que  tous 
les  membres  ont  vu  et  signé  avant  qu'il  fût  imprimé  et 
le  traité  qui  fut  signé  comme  de  raison  sans  que  per- 
sonne ait  eu  l'idée  de  le  relire,  c'est  le  protocole,  pen- 
sons-nous, qui  doit  faire  foi.  '^ 

La  portée  du  paragraphe  en  question  tel  quHl  est 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   I79 

dans  le  texte  du  traité  est  très  claire  par  elle-même ^ 
mais  lorsqu'on  veut  aussi  se  donner  la  peine  de  prendre 
en  considération  les  faits  que  nous  venons  d'exposer,  on 
s'étonnera  que  le  Cabinet  de  Vienne  ait  jamais  pensé 
pouvoir  élever  des  difficultés  quant  au  sens  de  cette 
clause.  Il  est  vrai  qu'une  fois  que  Von  admet  que  le 
traité  stipule  qiûune  entente  aura  lieu  entre  les  deux 
gouvernements  pour  la  Bosnie,  on  admet  aussi  nécessai- 
rement que,  d'après  le  traité,  cette  entente  devrait  pré- 
céder l'occupation  et  l'on  aboutit  ainsi  à  la  conclusion 
que  l'entrée  sans  entente  constitue  une  infraction  au 
traité.  Intéressé  à  nier  cette  conséquence,  le  Cabinet  de 
Vienne  était  amené  à  combattre  le  principe  dont  elle 
découle  et  à  soutenir  pour  les  besoins  de  sa  cause  que 
l'alinéa  final  de   l'article  se  rapporte  uniquement  à 
Novi-Bazar.  Mais  cette  thèse  est,  comme  on  l'a  vu, 
insoutenable  de  tout  point,  soit  qu'on  s'en  rapporte  au 
texte  du  traité,  soit  qu'on  consulte  les  faits  qui  ont  pré- 
cédé et  accompagné  la  rédaction  si  tourmentée  de  l'ar- 
ticle 25. 

Dans  cette  même  journée  du  12,  le  comte  Andrassy 
faisait  dire  aux  plénipotentiaires  ottomans  par  M.  Kos- 
jek,  qu'après  avoir  étudié  le  projet  il  trouvait  qu^on 
pourrait  s'arranger  et  qu'il  avait  télégraphié  au  comte 
Zichy  de  demander  à  la  Porte  que  le  premier  plénipo- 
tentiaire ottoman  se  rendît  à  Vienne  immédiatement 


l8o   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

après  la  signature  du   traité  pour  s'entendre  sur  la 
convention. 

Le  lendemain  1 3  avait  été  fixé  pour  la  signature  du 
traité.  Les  plénipotentiaires  ottomans  en  avaient  pré- 
venu leur  gouvernement  ;  ils  lui  avaient  aussi  fait  con- 
naître par  le  télégraphe,  le  texte  des  principaux  articles 
et  la  dernière  modification  introduite  dans  Varticle 
relatif  à  la  Bosnie  et  à  l'Herzégovine.  Dans  leur  télé- 
gramme du  II  y  ils  avaient  exposé  leurs  idées  sur  ce  qui 
restait  à  faire  et  ils  avaient  annoncé  que ^  s'ils  ne  rece- 
vaient pas  contre -ordre  ou  de  nouvelles  instructions,  ils 
se  croiraient  autorisés  à  signer.  La  séance  pour  la  signa- 
ture avait  été  fixée  à  2  heures  1/2.//  avait  été  entendu 
aussi  que  les  différents  plénipotentiaires  enverraient 
leurs  cachets  au  secrétariat  à  midi.  La  préoccupation 
principale  des  plénipotentiaires  ottomans  était  que  les 
instructions  de  la  Porte  n'arrivassent  trop  tard.  Et 
ici  il  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  de  faire  remar- 
quer combien  les  plénipotentiaires  ottomans  étaient 
moins  avantagés  que  leurs  collègues,  même  sous  le  rap- 
port des  communications  qu'ils  entretenaient  avec  leur 
gouvernement.  Pendant  que  tous  les  autres  avaient, 
grâce  aux  chemins  de  fer,  le  moyen  de  correspondre  par 
écrit  avec  leurs  gouvernements  à  heure  fixe  et  que  la 
multiplicité  des  lignes  télégraphiques  entre  Berlin  et  les 
autres  capitales  les  mettait  à  l'abri  de  toute  crainte  de 


RAPPORT      SECRET      A      LA      S,  -  P  O  R  T  E      l8l 

retard  ou  d'accident,  les  plénipotentiaires  ottomans 
avaient  dû,  eu  égard  à  la  rapidité  que  le  Congrès  mettait 
à  son  œuvre,  à  la  grande  distance  qui  les  séparait  de 
Constantinople  et  à  défaut  de  départs  journaliers  de 
bateaux  à  vapeur,  ils  avaient  dû,  disons-nous,  renoncer 
à  toute  correspondance  écrite  et  s^en  remettre  entière- 
ment aux  seules  communications  télégraphiques.  Pour 
comble  de  contrariétés,  les  quelques  lignes  télégraphiques 
qui  avaient  été  rétablies  après  la  guerre  entre  Constan- 
tinople et  l'Europe  étaient  encore  d'un  fonctionnement 
défectueux  qui  avait  déjà  donné  lieu  à  des  plaintes  fon- 
dées aussi  bien  de  la  part  du  ministère  que  de  la  part  des 
plénipoten  tiaires . 

Heureusement  cette  fois  leurs  craintes  ne  se  réali- 
sèrent pas.  Dans  la  matinée  du  i^  juillet,  les  plénipo- 
tentiaires ottomans  recevaient  les  instructions  qu'ils 
avaient  sollicitées  pour  la  signature  du  traité.  Ces  ins- 
tructions étaient  ainsi  conçues  : 

«  Vous  insisterez  d'abord  sur  la  substitution  à  l'ar- 
ticle 25  tout  entier  d'un  article  rédigé  ainsi  qu'il  suit  : 

«  Les  provinces  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine  se- 
((  ront  occupées  provisoirement  par  l'Autriche-Hongrie 
«  et  cette  occupation  sera  subordonnée  à  une  entente 
«  directe  entre  la  Sublime-Porte  et  le  Cabinet  de 
«  Vienne.  » 

«<  Si,  malgré  votre  insistance,  le  Congrès  refuse  d'ad- 


l82   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

mettre  cette  rédaction,  vous  demanderez  une  déclara- 
tion des  plénipotentiaires  ou  de  V Autriche  en  dehors  du 
traité,  établissant  le  caractère  provisoire  de  V  occupation  et 
la  subordination  aune  entente  entre  les  deux  puissances. 
Dans  le  cas  où  cette  dernière  proposition  serait  également 
rejetée  par  le  Congrès,  vous  déposerez  au  Congrès, 
avant  de  signer  le  traité,  la  note  officielle  suivante  : 

«  Uarticle  dans  le  traité  qui  doit  être  signé  aujour- 
«  d'hui  par  Leurs  Excellences  les  plénipotentiaires  des 
«  puissances  signataires  des  traités  de  1856  et  de  1871 
«  et  relatif  à  l'occupation  par  les  troupes  autrichiennes 
«  des  provinces  de  la  Bosnie  et  de  V Herzégovine  notant 
«  nullement  conforme  à  la  déclaration  que  les  plénipo- 
«  tentiaires  de  Sa  Majecté  Impériale  le  sultan  avaient 
«  cru  devoir  faire  à  la  séance  du  ^juillet  et  qui  se  trouve 
«  consignée  dans  le  protocole  N^  12,  les  soussignés  s'em- 
«  pressent  de  déclarer  officiellement,  d'ordre  de  leur 
«  gouvernement,  avant  même  de  signer  le  traité,  que  la 
«  Sublime-Porte  entend  réserver  ses  droits  de  souverai- 
«  neié  sur  les  provinces  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine 
((  dont  l'occupation  par  les  troupes  austro-hongroises 
«  ne  saurait  être  que  provisoire.  Les  soussignés  déclarent 
«  en  même  temps  que  cette  occupation  doit  être  subor- 
«  donnée  à  une  entente  entre  la  Sublime-Porte  et  le 
«  gouvernement  de  Sa  Majesté  Impériale  et  Royale 
^(  Apostolique.  » 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   183 

«  Si  le  Congrès  refuse  aussi  de  recevoir  cette  notifi- 
cation de  votre  part  et  d^en  prendre  acte,  vous  vous 
abstiendrez  dans  ce  cas  de  signer.  » 

La  difficulté  de  Vexécution  des  instructions  était 
devenue  très  grande  dans  V intervalle.  Il  est  vrai  que 
c'étaient  les  plénipotentiaires  ottomans  eux-mêmes  qui 
avaient  suggéré  la  substitution  à  Varticle  25  d'un  autre 
plus  avantageux  pour  leur  gouvernement.  Mais,  en  fai- 
sant cette  proposition  le  11,  ils  espéraient  encore  que  la 
signature  du  traité  aurait  pu  être  retardée  au  delà 
du  13.  Cependant,  la  volonté  tenace  du  prince  de  Bis- 
marck avait  vaincu  tous  les  obstacles.  La  revision  du 
traité  s'était  faite  avec  une  rapidité  incroyable.  Par 
une  innovation  due  à  Vinitiative  du  prince,  le  traité, 
au  lieu  d'être  écrit,  ce  qui  aurait  pris  du  temps,  avait 
été  imprimé.  On  avait  travaillé  nuit  et  jour  sans  relâche 
et,  le  13  au  matin,  le  traité  était  déjà  imprimé,  relié  et 
déposé  sur  la  table  du  Congrès.  Prétendre  introduire  à 
ce  moment-là  la  moindre  modification,  c'eût  été  en 
quelque  sorte  jeter  le  défi  au  prince  de  Bismarck.  Les 
conséquences  d'une  rupture  pouvaient  être  on  ne  peut  plus 
graves.  Se  figure-t-on  la  Turquie,après  le  mémoran- 
dum de  Berlin,  après  les  conférences  de  Constantinople, 
après  le  protocole  de  Londres,  rompant  en  visière  une 
fois  encore  avec  toute  l'Europe,  ses  plénipotentiaires 
quittant  la, salle  du  Congrès  avec  éclat  pour  se  retirer 


184  RAPPORT   CARATHÉODORY  PACHA 

dans  un  isolement  complet  et  laisser  les  puissances  libres 
d'apprécier,  de  condamner  et  de  réprimer  ce  qu'on  appe- 
lait déjà  r attitude  perturbatrice  de  la  Turquie  ?  A  plu- 
sieurs reprises  le  prince  avait  déclaré  en  présence  de 
ses  collègues  et  des  plénipotentiaires  ottomans  que  si  la 
Turquie  refusait  de  signer  il  ne  s'en  trouverait  pas  em- 
barrassé. Et  si  le  cas  s'était  présenté,  certes  M.  de  Bis- 
marck n'aurait  pas  reculé  devant  les  conséquences  de 
ses  paroles. 

Quelques  jours  auparavant,  on  avait  pu  détourner  le 
Congrès  de  la  pensée  d'une  garantie  d'exécution,  mais 
on  y  serait  revenu  bien  certainement  et  avec  une  rudesse 
très  accentuée  le  jour  où.  la  Turquie  aurait  fait  mine  de 
combattre  ouvertement  les  volontés  de  l'Europe.  Les 
plénipotentiaires  ottomans  tremblaient,  c'est  le  mot,  à 
l'idée  de-  la  responsabilité  qu'ils  auraient  assumée  s'ils 
devenaient,  eux  qui  avaient  été  envoyés  à  Berlin  pour 
chercher  un  allégement  aux  maux  qui  accablaient  leur 
pays,  l'instrument  ou  la  cause  de  quelque  nouvelle  cala- 
mité. Pour  ne  pas  courir  ce  danger,  il  fallait  donc  à 
tout  prix  éviter  de  se  trouver  face  à  face  avec  M.  de 
Bismarck  et',  dès  lors,  de  toutes  les  alternatives  indi- 
quées par  le  ministère  Impérial,  celle  consistant  à 
essayer  de  traiter  directement  avec  les  plénipotentiaires 
autrichiens  leur  sembla  la  seule  pratique. 

Ils  se  rendirent,  par  conséquent^  à  l'ambassade  d'An- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   185 

triche  vers  lo  heures  ;  à  ce  moment  le  comte  était  sorti  y 
mais,  à  midi,  ils  furent  prévenus  qu'il  était  rentré  et  ils 
s'empressèrent  de  retourner  chez  lui.  Le  comte  Andrassy 
se  trouvait  seul  ;  ils  lui  dirent  que  le  moment  approchait 
oïl  le  traité  allait  être  signé  et  que,  conformément  aux 
instructions  très  catégoriques  qu'ils  venaient  de  rece- 
voir, ils  désiraient  que  les  explications  qu'il  leur  avait 
souvent  données  de  vive  voix  sur  l'occupation  des  deux 
provinces  fussent  constatées  par  écrit.  Le  texte  du  traité 
était  très  laconique  à  cet  égard  ;  les  discussions  du  Con- 
grès avaient  été  également  écourtées  ;  il  importait  au 
maintien  des  bonnes  relations  des  deux  empires  qu'au- 
cune place  ne  fût  laissée  à  des  malentendus  en  ce  qui 
concernait  les  droits  souverains  du  sultan,  le  caractère 
provisoire  de  l'occupation  et  la  nécessité  d'une  entente 
préalable.  Ceci  dit,  on  remit  au  comte  le  projet  de  la 
déclaration  dont  les  plénipotentiaires  ottomans  avaient 
l'ordre  de  demander  la  signature.  Ce  document  était 
ainsi  conçu  : 

«  Afin  de  mieux  préciser  le  sens  de  l'article  relatif  à 
la  Bosnie  et  à  l'Herzégovine  du  traité  soumis  aujour- 
d'hui à  leur  signature  et  sur  le  désir  exprimé  par  les 
plénipotentiaires  ottomans  au  nom  de  leur  gouverne- 
ment, les  plénipotentiaires  austro-hongrois  déclarent 
au  nom  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  Impériale  et 
Royale  Apostolique  que  les  droits  de  souveraineté  de 


l86   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

Sa  Majesté  Impériale  le  sultan  sur  les  provinces  de 
Bosnie  et  d'Herzégovine  demeurent  réservés^  que  Voc- 
cupation  dont  il  est  question  dans  V article  susmentionné 
ne  saurait  être  que  provisoire  et  qu'elle  reste  subor- 
donnée à  une  entente  entre  la  Sublime-Porte  et  le  gou- 
vernement impérial  et  royal.  » 

Le  comte  lut  le  papier  une  première  et  une  seconde 
fois  et  dit  que  pour  les  droits  de  souveraineté  du  sultan 
il  n'avait  rien  à  objecter,  mais  du  moment  qu'il  s'agis- 
sait de  signer  une  convention  et  qu'il  avait  même  télé- 
graphié au  comte  Zichy  à  ce  sujet,  il  ne  voyait  pas  la 
nécessité  de  faire  de  nouveaux  actes.  Les  plénipoten- 
tiaires lui  firent  remarquer  que  leurs  instructions  étaient 
catégoriques,  qu'il  pouvait  leur  indiquer  les  changements 
de  rédaction  qu'il  croirait  indispensables,  mais  qu'ils 
regrettaient  de  se  trouver  dans  la  nécessité  de  lui  dire 
que,  s'ils  n'obtenaient  pas  une  déclaration  dans  le  sens 
indiqué,  il  ne  leur  resterait  plus  qu'à  donner  cours  à 
leurs  instructions.  A  ce  moment,  M.  de  H ay  mer  lé  étant 
entré  dans  la  chambre,  le  comte  lui  donna  connaissance 
de  ce  qui  se  passait  et  lui  montra  le  projet  de  déclara- 
tion. M.  de  Haymerlé,  après  l'avoir  parcouru,  s'écria  : 
«  Mais  c'est  impossible.  »  —  «  Je  ne  veux  pas  de  ce  mot, 
dit  le  comte,  voyons  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  s'en- 
tendre. »  Il  reprit  alors  le  papier,  effaça  les  premières 
lignes  qui  faisaient  allusion  à  une  interprétation  de 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   187 

V article  25,  admit  le  paragraphe  concernant  les  droits 
de  souveraineté  du  sultan  dans  lequel  il  substitua  à  V ex- 
pression demeurent  réservés,  les  mots  ne  subissent 
aucune  atteinte  par  le  fait  de  Toccupation  et  repassa 
le  papier  aux  plénipotentiaires  ottomans  en  ajoutant 
que  cela  devait  suffire  et  que  tout  le  reste  était  inutile. 
Ceux-ci^  à  leur  tour,  insistèrent.  «  Mais  que  disent  vos 
instructions?  »  demanda  M.  de  Haymerlé  impatienté. 
Les  plénipotentiaires  ottomans  répondirent  qu'ils 
n'avaient  pas  l'ordre  de  les  communiquer  et  prièrent  le 
comte  Andrassy  de  continuer.  M.  de  Haymerlé  demanda 
alors  au  comte  si  les  plénipotentiaires  autrichiens  avaient 
le  droit  de  signer  un  pareil  acte.  Le  comte  lui  fit  remar- 
quer qu'il  avait  les  pleins  pouvoirs  de  l'empereur  et  que, 
d'ailleurs,  il  était  son  ministre  des  Affaires  étrangères. 
M.  de  Haymerlé  comprit  à  ces  mots  que  le  comte  avait 
été  plus  convaincu  qu'il  ne  l'avait  pensé  d'abord  de 
l'opportunité  de  ne  pas  exaspérer  les  plénipotentiaires 
ottomans  et  se  borna  à  envoyer  dire  au  comte  Carolyi 
de  venir  au  plus  tôt.  Il  s'établit  alors  entre  les  plénipo- 
tentiaires des  deux  États  une  de  ces  discussions  qu'il  est 
impossible  de  décrire  dans  ses  détails,  mais  dans  laquelle 
ils  apportaient  une  ardeur  contenue  qui  mit  leur  système 
nerveux  à  la  plus  dure  épreuve. 

Des  deux  côtés,  mais  dans  un  sens  différent,  on  se 
disait  que  leurs  collègues  devaient  être  déjà  réunis  dans 


î88   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

la  salle  du  Congrès,  que  Vahsence  des  plénipotentiaires 
des  deux  États  ferait  sensation,  que  la  signature  d'une 
pareille  déclaration  était  une  grosse  affaire.  On  propo- 
sait ou  rejetait  différentes  rédactions  et  ce  ne  fut  qu'au 
bout  d'une  demi-heure  que  le  comte  Andrassy  se  décida 
à  adopter  relativement  à  l'occupation  qu'elle  sera 
considérée  comme  provisoire  et  à  l'entente  qu'elle  se 
fera  sans  retard. 

Carolyi,  qui  était  arrivé  sur  ces  entrefaites,  essaya 
de  reprendre  la  discussion  du  commencement,  mais  il 
sentit  bientôt  que  ce  n'était  pas  le  moment  d'entrer  dans 
de  nouveaux  développements. 

Les  plénipotentiaires  autrichiens  se  retirèrent  pour 
quelques  minutes  ;  quand  ils  furent  rentrés,  les  plénipo- 
tentiaires ottomans  leur  firent  remarquer  que  la  décla- 
ration n'indiquait  pas  assez  clairement  que  l'entente 
devait  nécessairement  précéder  l'occupation.  «  Vous 
nous  assurez  maintenant,  disaient-ils  aux  plénipoten- 
tiaires autrichiens,  que  vous  ferez  une  entente  pour  l'oc- 
cupation ;  mais  demain  vous  nous  direz  que  vous  avez 
été  débordés  par  les  événements,  que  vous  avez  été  en- 
traînés malgré  vous,  et  vous  entrerez  en  Bosnie  sans 
vous  être  entendus  avec  le  gouvernement  du  sultan.  » 

Sur  ce  point  il  s'établit  un  nouveau  débat  et  le  comte 
finit  par  ajouter  le  mot  de  préalable.  Les  plénipoten- 
tiaires ottomans  acceptèrent  et  l'on  donna  immédiate- 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   189 

ment  à  copier  la  déclaration  qui,  à  ce  moment,  avait  la 
forme  suivante  : 

«  Sur  le  désir  exprimé  par  les  plénipotentiaires  otto- 
mans, au  nom  de  leur  gouvernement,  les  plénipoten- 
tiaires austro-hongrois  déclarent,  au  nom  du  gouverne- 
ment de  Sa  Majesté  Impériale  et  Royale  Apostolique, 
que  les  droits  de  souveraineté  de  Sa  Majecté  Impériale 
le  sultan  sur  les  provinces  de  Bosnie  et  de  V Herzégovine 
ne  subiront  aucune  atteinte  par  le  fait  de  V occupation 
dont  il  est  question  dans  l'article  26  du  traité  à  signer 
aujourd'hui  et  que  l'occupation  sera  considérée  comme 
provisoire.  L'entente  préalable  sur  les  détails  se  fera 
sans  retard.  » 

En  copiant  cependant  on  commit  des  fautes  volon- 
taires ou  involontaires  ;  au  moment  de  signer  on  recom- 
mença à  discuter ^et  ce  ne  fut  qu'après  une  nouvelle 
épreuve  qu'on  arriva  enfin  à  une  entente  définitive  et 
que  M.  de  Haymerlé  revint  tenant  à  la  main  deux  copies 
exactes  dont  il  voulait  faire  signer  l'une  aux  plénipo- 
tentiaires ottomans.  Ceux-ci  s'y  étant  refusés,  les  plé- 
nipotentiaires autrichiens  signèrent  seuls  et  remirent  à 
leurs  collègues  le  document  qui  se  trouve  aujourd'hui 
aux  Archives  de  la  Sublime-Porte  et  que  nous  repro- 
duisons ici  textuellement  : 

«  Sur  le  désir  exprimé  par  les  plénipotentiaires  otto- 
mans, au  nom  de  leur  gouvernement,  les  plénipoten- 


190   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

tiaires  austro-hongrois  déclarent,  au  nom  du  gouverne- 
ment  de  Sa  Majesté  Impériale  et  Royale  Apostolique^ 
que  les  droits  de  souveraineté  de  Sa  Majesté  Impériale 
le  sultan  sur  les  provinces  de  Bosnie  et  de  V Herzégovine 
ne  subiront  aucune  atteinte  par  le  fait  de  Voccupation 
dont  il  est  question  dans  Varticle  relatif  auxdites  pro- 
vinces du  traité  à  signer  aujourd'hui,  que  Voccupation 
sera  considérée  comme  provisoire  et  qu'une  entente 
préalable  sur  les  détails  de  Voccupation  se  fera  immé- 
diatement après  la  clôture  du  Congrès,  entre  les  deux 
gouvernements. 

«  Berlin,  la^^  juillet  1918. 

«  (Signé)(: 


ROLYi,  Haymerlé.  » 


Pendant  tout  ce  temps,  cependant,  le  comte  Karolyi 
se  montrait  inconsolable  en  pensant  à  la  mauvaise  im- 
pression qu'un  tel  document  produirait  sur  Vopinion 
publique  en  Autriche  s'il  venait  à  être  connu.  Pour 
éviter  cet  inconvénient,  M.  de  Haymerlé  proposa  aux 
plénipotentiaires  ottomans  de  s'engager  à  tenir  cette 
déclaration  secrète.  «  Nous  avons,  disait-il,  d'autres 
documents  secrets  avec  d'autres  puissances  pour  cette 
même  affaire  »(*). 


(^)    Il    n'est    pourtant    pas    parfaitement  certain    que 
Mi  de  Haymerlé  ait  prononcé  ces  derniers  mots* 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   19I 

Mais  les  plénipotentiaires  ottomans  refusèrent  de 
prendre  un  engagement  au  nom  de  leur  gouvernement  et 
il  fut  convenu  seulement  que  la  pièce  ne  serait  pas  livrée 
à  la  publicité  avant  qu^on  se  fût  entendu  là-dessus.  Ce 
point  ainsi  réglé,  les  plénipotentiaires  ottomans  prirent 
congé  de  leurs  collègues  emportant  avec  eux  la  déclara- 
tion signée,  ainsi  que  le  projet  primitif  sur  lequel  se 
trouvent  les  corrections  faites  au  crayon  par  le  comte 
Andrassy  et  dont  la  forme  suffit  pour  attester  tous  les 
détails  qui  précèdent. 

Ainsi  finit  cette  scène  qui  ne  sera  pas  oubliée  de  sitôt 
par  tous  ceux  qui  y  prirent  part.  Le  comte  Chottek, 
ministre  d* Autriche-Hongrie  à  Bruxelles,  disait  à  un 
diplomate  :  «  Mon  chef  a  eu  à  Berlin  une  conversation 
avec  les  plénipotentiaires  ottomans  qu'il  ne  voudrait 
voir  recommencer  pour  rien  au  monde.  » 
'  De  leur  côté,  les  plénipotentiaires  ottomans  en  pour- 
raient dire  autant  et  même  plus.  Le  sentiment  de  la  res- 
ponsabilité qui  pesait  sur  eux  les  accablait.  D'une  part, 
ils  devaient  exécuter  leurs  instructions  ;  d'autre  part,  ils 
tremblaient  à  Vidée  que  s'ils  ne  parvenaient  pas  à  per- 
suader les  Autrichiens  de  signer  cette  déclaration,  ils  se 
verraient  immanquablement  réduits  à  refuser  leur  signa- 
ture au  traité  et  à  provoquer  un  incident  des  plus  graves . 
WAu  contraire,  en  parvenant  à  arracher  aux  plénipo- 
f^tentiaires  autrichiens  cette  déclaration,  les  plénipoten- 


192   RAPPORT   CARATHÉODORY   PACHA 

tiaires  ottomans  croyaient  avoir  sauvé  pour  le  sultan ^ 
en  dépit  des  dispositions  défavorables  de  toute  V Europe 
qui  avaient  prévalu  au  sein  du  Congrès^  les  deux  pro- 
vinces. Avec  la  clause  de  la  réserve  des  droits  de  souve- 
raineté du  sultan^  avec  celles  concernant  le  caractère 
provisoire  de  V occupation  et  de  V entente  préalable,  Inoc- 
cupation n'avait  plus,  ne  pouvait  plus  avoir  le  caractère 
qu'on  avait  voulu  lui  donner.  Il  y  avait  eu  donc  là  pour 
les  plénipotentiaires  ottomans  un  vrai  succès,  autant  du 
moins  que  le  succès  peut  dépendre  dans  des  affaires  de 
cette  nature  du  respect  pour  un  engagement  interna- 
tional contracté  dans  les  circonstances  les  plus  solen- 
nelles. 

Cependant,  pour  en  revenir  à  la  suite  de  notre  récit, 
toutes  ces  discussions,  ces  corrections,  ces  mises  au  net 
successives  avaient  pris  bien  du  temps.  Les  autres  plé- 
nipotentiaires étaient  déjà  réunis  dans  la  salle  du  Con- 
grès oîi  l'absence  des  plénipotentiaires  ottomans  se  fit 
remarquer  d'autant  plus  que  ceux-ci,  dans  l'incertitude 
du  résultat  de  la  discussion  qu'ils  allaient  avoir  avec  les 
plénipotentiaires  austro-hongrois,  n'avaient  pas  envoyé 
au  secrétariat  leurs  sceaux  à  midi  comme  cela  avait  été 
convenu  la  veille.  Dans  la  salle  du  Congrès,  le  bruit  se 
répandit  bientôt  qu'ils  étaient  en  conférence  avec  le 
comte  Andrassy  et,  comme  l'heure  se  passait.,  les  plénipo- 
tentiaires anglais  avaient  eu  la  bonté  d'envoyer  chez 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   193 

eux  M.  Corry  pour  demander  s'ils  avaient  oublié  qu'ils 
devaient  envoyer  leurs  sceaux  au  secrétariat.  L'appari- 
tion   tardive    des  plénipotentiaires    austro-hongrois    et 
ottomans  dans  la  salle  du  Congrès  fit  deviner  naturelle- 
ment à  tout  le  monde  qu'il  s'était  passé  quelque  chose 
entre  eux  au  sujet  de  l'occupation.  De  bonnes  raisons 
permettent  de  croire  que  M.  de  Bismarck  en  fut  instruit 
par  le  comte  Andrassy  séance  tenante.  Dans  ce  >caSy  il  ne 
doit  pas  s'en  être  montré  très  satisfait.  Le  prince  n'était 
pas  homme  à  trouver  de  bon  goût  que  les  plénipoten- 
tiaires ottomans  s'avisassent  d'arracher  à  son  insu  aix 
plénipotentiaires  autrichiens  un   acte  qui,   s'il  eût  été 
respecté  comme  il  devait  l'être,  aurait  eu  immanquable- 
ment pour  effet  d'enlever  à  l'Autriche  en  grande  partie 
les  avantages  qu'elle  avait  tant  convoités  et  pour  les- 
quels elle  avait  tant  travaillé  au  Congrès  de  Berlin. 

A  prendre  la  déclaration  à  la  lettre,  toute  l'économie 
du  traité  de  Berlin  était  modifiée.  La  première  pensée  de 
AL  de  Bismarck  n'avait  pu  être  que  d'annuler  en  pra- 
tique la  valeur  de  l'engagement  pris  par  les  plénipoten- 
tiaires autrichiens,  en  engageant  ceux-ci  encore  plus 
fortement  qu'il  ne  l'avait  fait  jusqu'alors  à  entrer  en 
Bosnie  sans  trop  se  soucier  de  l'entente  qu'ils  étaient 
tenus  désormais  de  conclure  immédiatement  après  la 
clôture  du  Congrès.  Cette  préoccupation  suffirait 
d'ailleurs  pour  expliquer  la  froideur  marquée  avec  la- 

Bareilles  13 


194  RAPPORT  CARATHÉODORY  PACHA 

quelle  il  reçut  les  remerciements  officiels  que  le  premier 
plénipotentiaire  ottoman  s*est  cru  en  devoir  de  lui 
adresser  à  la  fin  de  la  dernière  séance,  froideur  qui  con- 
trastait singulièrement  avec  les  adieux  pleins  de  bien- 
veillance que  lui  fit  au  sortir  de  la  salle  la  famille  du 
prince. 

Le  lendemain  14  juillet,  le  premier  plénipotentiaire 
ottoman  eut  une  entrevue  avec  sir  Henry  Elliot,  ambas- 
sadeur d'Angleterre  à  Vienne,  qui  était  venu  la  veille 
à  Berlin  pour  s'aboucher  avec  lord  Salisbury.  On  parla 
entre  autres  de  V affaire  de  la  Bosnie  en  termes  généraux. 
Sir  H.  Elliot  exprima  Vidée  qu'il  serait  avantageux 
pour  la  Porte  d'aliéner  à  l'Autriche  l'administration  du 
sandjak  de  Novi-Bazar  contre  une  indemnité  pécu- 
niaire. Le  plénipotentiaire  ottoman  se  récria  contre  cette 
idée  sur  laquelle  sir  H.  Elliot  n'insista  pas,  en  la  carac- 
térisant même  comme  une  opinion  tout  à  fait  person- 
nelle. 

Ce  furent  là  les  dernières  paroles  échangées  à  Berlin 
au  sujet  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Le  1^  juillet, 
le  premier  plénipotentiaire  ottoman  recevait  de  Son 
Altesse  le  grand  vizir  le  télégramme  suivant  : 

t  Sublime-Porte,  le  14  juillet. 

«  Je  remercie  sincèrement  Votre  Excellence,  au  nom 
de  la  Sublime-Porte,  des  efforts  qu^Elle  a  bien  voulu 


RAPPORT   SECRET   A   LA   S. -PORTE   195 

faire  pour  arracher  des  plénipotentiaires  autrichiens  la 
déclaration  relative  à  la  Bosnie  et  à  VHerzégovine. 

«  Le  comte  Zichy  m'a  remis  hier  copie  d^un  télé- 
gramme par  lequel  le  comte  Andrassy  accepte  une  en- 
tente préalable  avec  nous  sur  les  dispositions  à  prendre 
pour  l'occupation  et  il  se  montre  tout  disposé  à  signer  à 
cet  effet  une  convention  avec  nous.  Je  viens,  par  consé- 
quentj  conformément  au  désir  exprimé  par  le  comte 
Andrassy,  prier  Votre  Excellence  de  se  rendre  à  Vienne 
aussitôt  qu'Elle  n'aura  plus  rien  à  faire  à  Berlin  pour 
conclure  avec  le  Cabinet  de  Vienne  l'arrangement  dont 
il  s'agit,  suivant  mes  instructions  précédentes.  Nous 
tenons  à  ce  que  cet  arrangement  soit  conclu  un  moment 
plus  tôt  parce  que  l'effervescence  et  l'agitation  en 
Bosnie  et  en  Herzégovine  augmentent  de  jour  en  jour.  » 


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TABLE 


La    Diplomatie   turco-piianakiote 5 

Le  Congrès  de  Berlin 41 

Rapport  secret  adressé  a  la  Sublime-Porte 
PAR  Caratiiéodory  Pacha,  plénipotentiaire 

TURC  AU  Congrès  de  Berlin  en  1879 61 

Sommaire 61 

l,  —  Le  prince  de  Bismarck 65 

IL  —  La  situation  au  moment  de  l'ouverture  du 

Congrès 75 

IIL  —  Bulgarie  et  Roumélie  orient  aie 91 

IV,  —  Bosnie  et  Herzégovine 129 


Imprimé  sur  caractères  spéciaux 
des  «  Éditions  Boss<iid  » 


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